Barrage de Bisri : qu’en penser ?
Une analyse d’opinion de Edward Sfeir, auteur
Septembre 12, 2020
Actuellement l’un des sujets les plus polémiques au Liban, le barrage de Bisri se retrouve aujourd’hui sans financement, mais cela ne veut pas dire qu’il est annulé. Seule une loi peut l’arrêter, et c’est donc aux scientifiques d’exposer les raisons pour voter cette loi.
Comme à leur habitude, les libanais transforment n’importe quel sujet en une vraie propagande politique et en profitent pour créer scoops et scandales. Le barrage de Bisri ne fait sûrement pas exception à la règle. Afin de mieux comprendre la situation, une analyse scientifique s’impose. Géologie, biodiversité et environnement : tous les domaines ont leur mot à dire.
Biodiversité et environnement : les risques sur le vivant.
C’est le Dr. Rana El Zein, spécialiste en écologie et écophysiologie forestière et enseignante à la Faculté des Sciences de l’Université Saint Joseph de Beyrouth, qui entame la discussion en dénonçant un ravage sur la biodiversité. « La vallée de Bisri comporte un écosystème spécial et unique qu’il serait important de décrire. Le Sud libanais est pauvre en montagnes et Bisri se trouve donc entre les montagnes de Jezzine. On y trouve la plus grande forêt de Pinus pinea (le pin pignon) du Liban et du Moyen Orient. Ainsi qu’une vallée riche en écosystèmes variés dont la présence est surtout favorisée par la présence de la rivière qui la traverse. » souligne l’experte.
Elle s’attarde aussi beaucoup sur l’importance d’une telle vallée dans le Sud du pays, dont la végétation se présente sous forme sèche et dégradée. « Bisri pour moi, est le Qadisha du Sud » s’exclame la femme.
L’impact sur la biodiversité n’est pas des moindres, et peut aller de la perte et modification d’habitats jusqu’à une modification des forêts environnantes : les arbres, la végétation, les courts d’eau… et pourrait aussi affecter les terrains agricoles. Un habitat naturel regroupe plusieurs types de vivants, plus précisément appelés règnes, et pour le cas de Bisri on a l’embarras du choix : les animaux (règne animal) ; les plantes et les arbres (règne végétal) ; les champignons (règne des mycètes) et les microorganismes dont les plus célèbres sont les bactéries (les procaryotes). « Les courts d’eau, qui sont des habitats aquatiques, seront eux aussi affectés par l’édification du barrage et cela va bouleverser la vie de bon nombre d’espèces surtout celles qui migrent depuis la mer ! » s’énerve Rana el Zein.
On devrait aussi nous attendre à des extinctions d’une ampleur assez importante, que ce soit au niveau d’espèces ou que ce soit au niveau de populations. Ceci met en danger la diversité génétique de certaines espèces, un facteur qui n’est pas des moindres et qui pourrait être crucial pour la survie de l’espèce dans certaines situations ! La dynamique écologique elle aussi sera affectée et la vie de l’écosystème entier ; « Nous savons très bien que les espèces sont interconnectées,certaines sont prédatrices et d’autres proies : venir mettre la pagaille dans un écosystème ne présage jamais rien de bon, comme nous avons pu le voir avec la pandémie de la Covid-19. On pourrait par exemple assister à une disparition d’espèces ou tout à l’opposé à une croissance incontrôlée d’une autre ! » redoute l’experte. Le microclimat de la région sera lui aussi affecté, en augmentant l’humidité du milieu par l’évaporation de l’eau emmagasinée, ce qui favorisera le développement de certaines espèces de champignons et d’insectes qui seront parasites et vecteurs de maladies pour les espèces locales. « C’est donc un risque à tous les niveaux : l’écosystème, l’individu et la diversité génétique. » dénonce la biologiste. Elle conclut en évoquant les pertes culturelles des ruines historiques et en soulignant que le budget prévu pourrait servir à des projets bien meilleurs !
Géologie, hydrologie : petit tour du côté des composantes abiotiques.
Moins pessimistes, les hydrogéologues trouvent une double face au projet du barrage.
« C’est un sujet assez polémique en effet, il faut prendre en compte tous les aspects du sujet, la science reste décisive et aide à trancher entre le positif et le négatif. » expose le Dr. Soumaya Ayadi Maasri enseignante à l’Université Saint Joseph de Beyrouth, experte géologue et présidente de l’Association for Community and Environment.
Le Liban est doté d’une nature géologique jeune datant d’à peu près 180 000 000 d’années : Jurassique moyen à supérieur, de ce fait la nature des roches est essentiellement carbonatée (calcaire), des roches compétentes pouvant répondre à toute cassure et créer des fissures interconnectées formant ainsi des aquifères connectés.
Les couches géologiques de Bisri sont essentiellement constituées de gré datant du Crétacé et pouvant retenir jusqu’à 25% de leur volume et sont plus poreuses que le calcaire, « C’est ce qui peu créer un risque d’éboulement de terrain car les couches de gré qui gonflent vont faire bouger le calcaire en dessus. » clarifie la géologue.
Le Liban n’étant pas sur la liste des dix pays à haut risque sismiques il ne faut pas craindre une sismicité induite (créée par le barrage), surtout qu’il n’est pas le cas d’un barrage immense comme dans d’autres pays.
« En fait la théorie stipule que la différence du volume d’eau pourrait provoquer des secousses. Mais cela s’applique aux très grands barrages ce qui n’est pas le cas de Bisri. » explique l’experte.
Elle enchaîne ensuite en clarifiant l’origine du problème de l’eau, en dénonçant une urbanisation anarchique qui empêche le renouvellement des nappes sous-terraines et augmente le risque des crues et des inondations et un mauvais traitement des eaux usées qui polluent les lacs et les rivières, et en alertant contre l’exploitation des nappes sous-terraines étant une mesure à utiliser en cas d’extrême urgence !
« Pour finir j’aimerais signaler l’importance de redonner la parole aux scientifiques et à la science au cœur de la décision, pour un meilleur futur ! » conclut Soumaya Ayadi Maasri.
Au final la géologue trouve qu’en prenant certaines mesures de sécurité, le projet est réalisable mais pourrait être remplacé par une meilleure gestion des ressources.