Le coût de la parole indépendante au Liban
Une analyse d’opinion de Zeina Dagher, auteur
Août 1, 2020
Un ancien proverbe disait : « Le Caire écrit, Beyrouth publie et Baghdad lit ».
Le Liban d’avant-guerre est aujourd’hui, pour les libanais, un rêve auquel ces derniers n’ont pas pu gouter, un douloureux rappel de l’énorme potentiel que possède ce pays, lequel est aujourd’hui laissé à pourrir entre les mains des corrompus. Le Liban est passé de l’un des pays les plus libres du monde arabe, à un pays où l’on ne peut même plus critiquer les personnalités politiques qui l’ont détruit : la liberté d’expression au Liban est aujourd’hui en grand danger. Devant l’incapacité et la non-volonté de ceux au pouvoir de faire des réformes pour sortir le pays de sa crise, les efforts sont surtout tournés vers la répression des voix légitimement opposantes, chose outrageante étant donnéque les libanais meurent aujourd’hui de faim ou de suicide. Depuis les révoltes du 17 octobre 2019, les répressions sont à leur apogée : journalistes, activistes, et membres de la société civile sont menacés d’être détenus et interrogés, plusieurs l’ayant déjà été. Cependant, les attaques contre la liberté d’expression datent de bien avant le 17 octobre, et sont même permises par des lois vagues, étant susceptibles de différentes interprétations.
La liberté d’expression est garantie par la Constitution libanaise. En effet, l’article 13 dispose que « La liberté d’exprimer sa pensée par la parole ou par la plume, la liberté de la presse, la liberté de réunion et la liberté d’association, sont garanties dans les limites fixées par la loi ». La Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948, dont l’article 19 consacre la liberté d’expression, est aussi mentionnée dans le préambule de la Constitution libanaise. Le droit à la liberté d’expression parait alors être un droit constitutionnel et fondamental auquel les lois ne peuvent déroger. Cependant, le Code pénal libanais définit la diffamation à l’égard de représentants de l’État comme étant une infraction, susceptible d’une peine maximale d’un an de prison. Ce code prévoit également une peine d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à deux ans en cas d’outrage au président de la République et jusqu’à trois ans en cas d’outrage à des rituels religieux. Le Code de justice militaire définit lui l’outrage au drapeau ou à l’armée du Liban en tant qu’ infraction passible d’une peine maximale de trois ans d’emprisonnement. Plusieurs de ces lois datent de la période ottomane ainsi que celle du mandat français, datant toutes du XXème siècle et en-deçà. Les dispositions de ces codes prévoient des peines d’emprisonnement face à des critiques pacifiques, chose étant en claire contradiction avec les obligations internationales auxquelles le Liban a adhéré.
Ces lois ont aidé les forces au pouvoir à justifier la hausse alarmante des attaques sur les expressions pacifiques, ayant commencé après les révoltes de 2015. Le Cyber Crime Bureau -une branche des Forces de Sécurité Intérieure Libanaises (FSI)- a initié 3599 investigations entre janvier 2015 et mai 2019. Cela constitue, selon Human Rights Watch, une hausse de 325% des cas de diffamation en ligne entre 2015 et 2018, coïncidant avec la détérioration de la situation économique au Liban. Plusieurs de ces investigations ont abouti à des peines d’emprisonnement, mais les interrogatoires des forces de l’ordre étaient agressifs, voire parfois illégaux, visant à humilier, punir, ou encore terroriser les personnes détenues. Plusieurs pressions sont exercées sur les personnes interrogées : ces dernières étaient souvent dans l’obligation de signer des engagements visant à ne plus critiquer les forces au pouvoir, ou étaient même obligées d’immédiatement supprimer la publication offensive mise en cause. Ces personnes sont aussi souvent détenues pour de longues heures, sans avocat, dans de très mauvaises conditions… L’organisation SMEX pour les cyber-droits a publié un rapport en 2019, détaillant les violations à la liberté d’expression et les procédures illégales de détention au Liban. De même, un rapport publié par Human Rights Watch en 2019 montre comment les hommes politiques et religieux libanais utilisent les lois susmentionnées contre le peuple, peuple qui accuse ces omnipotentes personnes de corruption et qui se plaint des misérables conditions de vie.
Depuis les révoltes d’octobre 2019, les attaques sur la liberté d’expression continuent à augmenter, et plus de 60 personnes ont été arrêtées ou interrogées en raison de leurs publications sur les réseaux sociaux, selon Amnesty. Au moins 20 personnes, -dont 18 mineurs-, ont été détenues et interrogées parce qu’elles avaient déchiré des affiches portant des photos de politiciens ou du président de la République. La situation se dégrade de mal en pis : le 15 juin, l’agence de presse officielle a indiqué que le procureur général de la République, Ghassan Oweidat, avait ordonné à un organe chargé de la sécurité d’enquêter sur les publications offensantes à l’égard du président, en s’appuyant sur les lois nationales relatives à la diffamation et à l’outrage.
C’est ainsi que les cas de détention d’activistes et de journalistes se multiplient. L’activiste Gino Raidy a déjà été convoqué plusieurs fois par les Forces de Sécurité Intérieure pour des interrogatoires, tous incités par des figures politiques importantes (dont le Premier ministre Hassan Diab), mais aucun n’aboutissant à son arrestation. Selon lui, les investigations n’ont pour but que d’intimider, de perdre du temps, et d’attirer l’attention des médias. De même pour Taymour Jreissati, convoqué après avoir verbalement confronté le Ministre de l’Environnement sortant Fadi Jreissati devant un restaurant où ce dernier déjeunait. Charbel Khoury, lui aussi activiste connu, a été arrêté lorsqu’il a refusé de supprimer une publication sur Twitter et de signer un engagement de ne plus insulter la personne en question. Il a été conduit à une cellule de prison où des officiers ont à plusieurs reprises essayé de négocier avec lui sa signature. Il a été libéré, 5 heures plus tard, grâce à la pression populaire. Plusieurs autres noms peuvent être cités parmi ceux qui ont également dû souffrir des attaques à leur liberté d’expression : Dima Sadek, Firas Bou Hatoum, Nidal Ayoub, Rabih el Amine… Il convient d’ajouter à ces exemples les nombreuses agressions qu’ont subies les reporters et journalistes par les forces de l’ordre, lorsqu’ils transmettaient au grand public les excès de violence de ces dernières face aux manifestants.
Il convient de préciser que les répressions sur la liberté d’expression ne sont pas toujours incitées par les forces de l’ordre. En effet, elles le sont souvent par les partisans des partis politiques. Très récemment, l’avocat et activiste Wassef el Harake a été battu par 4 hommes, en plein jour, à l’extérieur du studio d’enregistrement de Sawt Loubnan, une chaine radio où il avait fait une entrevue dans laquelle ce dernier incitait à la révolte devant le Ministère des Affaires Sociales. Suite aux investigations, les forces de l’ordre ont arrêté 5 hommes suspects, qui ont avoué être responsables de l’incident. Il s’est ensuite avéré que ces hommes étaient des aides du chef du parti Démocrate libanais et député Talal Arslan, chargés d’accompagner le Ministre des Affaires Sociales et du Tourisme Ramzi Moucharafieh, lequel a plus tard officiellement nié être en relation avec ces hommes.
Le Parlement examine actuellement une nouvelle loi relative aux médias, qui porterait une modification des dispositions actuelles en relation avec la diffamation pour les publications, entre autres sur les réseaux sociaux. Cependant, une coalition pour la défense de la liberté d’expression au Liban, formée de 14 organisations libanaises et internationales, craint que la société civile n’ait pas réellement été consultée sur ce projet de loi, car le Parlement refuse de le transmettre à la coalition, et les débats parlementaires ainsi que les modifications au texte ne sont pas rendus publiques. Ayant eu officieusement accès à la version d’avril 2019 de la loi, la coalition a constaté qu’elle interdit le placement en détention provisoire pour toutes les infractions ayant trait à des publications, y compris sur les réseaux sociaux, mais ne supprime pas les peines d’emprisonnement pour les affaires de diffamation et, dans certains cas, alourdit même les peines et multiplie le montant des amendes.
Clairement, le Parlement n’a aucune intention de mettre un terme aux attaques sur la liberté d’expression. Les lois existantes étant très vagues, « elles peuvent être interprétées de façon libérale et ouverte, mais aussi de façon très restrictive et répressive. Malheureusement, c’est la situation actuelle », dit Ayman Mhanna, directeur exécutif de la Samir Kassir Foundation, qui veille à la liberté des médias. La coalition demande alors : que le Parlement rende publics les débats législatifs des commissions parlementaires, y compris ceux qui portent sur le projet de loi relatif aux médias ; qu’il modifie son texte pour le rendre conforme aux obligations internationales du Liban ; plus généralement, qu’il dépénalise la diffamation et l’outrage (politiques et religieux) qui ne seraient plus susceptibles d’emprisonnement ; qu’il supprime la protection particulière des personnes publiques face aux critiques et insultes ; qu’il n’autorise l’engagement en poursuite pour diffamation que par les tribunaux… En réalité, le Parlement sait comment il devrait procéder. Il ne lui manque que la volonté de rendre au peuple son droit à la liberté d’expression.
La répression des critiques n’est qu’un symptôme de la mauvaise gestion de la crise par laquelle passe le Liban. Nous ne saurons que la situation s’améliore, que lorsque ceux au pouvoir arrêteront de perdre leurs efforts et le temps des libanais avec des convocations qui ne mènent à rien, et qu’ils commenceront à comprendre et interagir avec les critiques, en les utilisant pour être guidés dans leur travail censé être réformateur. À l’inverse, le Liban, jadis si ouvert et épanoui, serait sur la voie d’un État autoritaire, transformation qui se déroule devant nos yeux.