Le système de la Kafala, ou les débris de l’esclavage au XXIème siècle
Une analyse, Nour Lana Sophia Karam, auteur
Mardi 14 Avril 2020
Étude de cas : le Liban
Alem Dechasa Desisa, Joanna Demafelis, Lensa Lelisa Tufa, Faustina Tay… Ces noms qui ont fait couler beaucoup d’encre et qui ont agité la société civile et les défenseurs des droits de l’homme ont tous un point commun : la soumission au système de la Kafala, ou -traduit directement de l’arabe- système de garantie, toujours en vogue au Moyen-Orient, et lequel jusqu’à aujourd’hui ôte la vie à en moyenne deux travailleuses domestiques par semaine au Liban.
Si Lensa a pu survivre à sa chute intentionnelle du balcon du domicile de ses employeurs il y a deux ans, en tentant de fuir le traitement inhumain qu’ils lui infligeaient, Alem, Joanna et Faustina ont elles eu moins de chance. Ce qu’ont vécu ces femmes n’est qu’un exemple que nous retiendrons des atrocités que la quasi-majorité de leurs semblables vit quotidiennement. Selon les dernières statistiques d’Amnesty International, il y aurait 250 000 travailleuses domestiques au Liban dont 75 000 en situation irrégulière.
Les travailleuses domestiques quittent leur pays d’origine faute d’y trouver de bonnes offres d’emplois et des ressources suffisantes pour subvenir aux besoins de première nécessité de leurs familles. Arrivées au Liban, elles espèrent y trouver un îlot de stabilité, loin de la promiscuité et de la pauvreté qui ravagent habituellement leurs pays. Venues pour la plupart d’entre elles d’Asie du Sud-Est et d’Afrique, leur obtention d’un visa d’entrée sur le territoire libanais est liée à la caution d’une entreprise, ou, dans la majorité des cas, à celle d’un particulier qui les emploiera une fois sur place. Le système mis en place donne alors des pouvoirs disproportionnés à l’employeur, la position de la travailleuse domestique étant infantilisée, minimisée voire négligée. Malheureusement, tant l’État libanais que les agences de recrutement libanaises restent silencieux quant aux multiples abus perpétrés sur ces victimes oubliées, abus qui sont légion dans les ménages libanais.
Le processus de recrutement de ces femmes (les hommes étant rarement concernés par le travail domestique) commence par le payement d’une somme d’argent par celles-ci à une agence de voyage dans leur pays d’origine : c’est là la première étape d’un chemin épineux dans lequel elles s’entraînent. Parallèlement, le Ministère du travail libanais s’occupe d’émettre les permis de travail tandis que le Ministère de l’intérieur par le truchement de la Direction Générale de la Sureté Générale s’occupe lui de l’émission des visas d’entrée. Figureront sur ces deux documents -ainsi que sur le permis de séjour quand celui-ci sera obtenu- l’identité du sponsor, (ou futur employeur) de la travailleuse concernée qu’il aura préalablement lui-même « choisie » dans un catalogue consulté directement à l’agence de recrutement libanaise selon divers critères, allant de sa nationalité, à la couleur de sa peau en passant par le nombre de langues qu’elle maîtrise. Il est à noter que le montant du salaire mensuel de ces femmes varie également en fonction de ces critères discriminatoires.
Une fois le transport de la travailleuse au Liban achevé -il est assuré par son agence locale- le processus d’immigration est complété par la Sécurité Générale libanaise : celle-ci saisit le passeport de l’intéressée et se charge de le remettre entre les mains de l’employeur auquel incombe l’obligation d’être physiquement présent à l’aéroport de Beyrouth pour récupérer la femme tant attendue. Cette-dernière voit alors pour la première fois le visage de l’individu chez lequel elle logera pour une période de deux ans, renouvelable : s’il est clément, pas d’inquiétude en principe ; mais si l’immigrée considère que son sponsor a été mal choisi pour elle, elle n’aura jamais le droit de se détacher unilatéralement de lui en changeant d’employeur… C’est là que le système de la Kafala ouvre facilement la porte aux abus : il arrive souvent que la nouvelle venue soit, en plus d’être l’otage de son « maître » durant toute la durée de son contrat, séquestrée : selon des statistiques établies par The Legal Agenda, 23% des employeurs libanais enferment leurs domestiques à chaque fois qu’ils sortent de chez eux. Aussi, plus de la moitié de ceux-ci (54%) n’accordent pas de congé hebdomadaire à celle qui travaille d’arrache-pied tous les jours, s’occupant tant des tâches ménagères que de la cuisine ainsi que du divertissement des enfants.
Pourtant, dans le contrat-type standardisé introduit en 2009 par le Ministère du travail libanais pour les employées de maison, l’article 12 stipule que celles-ci ont droit à un jour de repos hebdomadaire, que les parties fixeront de commun accord. L’article 11 quant à lui leur donne le droit de se reposer au moins huit heures consécutives par nuit, mais la réalité est tout autre : heures supplémentaires et travail forcé sont ici au rendez-vous. Avoir droit à suffisamment de nourriture ou avoir droit à un espace privé sont aussi prévus par l’article 8 de ce contrat… Mais tout ceci n’est que lettre morte en pratique puisque les travailleuses ne sont elles-mêmes souvent pas au courant des droits que leur confère ce bout de papier puisqu’il est rédigé en arabe, langue qu’elles ne peuvent lire. Certes, des initiatives telle la distribution de livrets avec la traduction du contrat précité en plusieurs langues ont été entreprises par le ministère du travail avec l’appui de diverses ONG libanaises visant à éclairer les domestiques sur le contenu de leurs droits, mais, de façon injustifiée et probablement suite à des tensions exercées par les agences de recrutement sans scrupule, elles ont été arrêtées.
Le système de la Kafala, qui s’apparente à une forme d’esclavage moderne, est appuyé par le code du travail, et pour cause, l’exclusion expresse de la catégorie des travailleuses domestiques de l’article 7 de celui-ci, qui dispose : « Sont exceptés de la présente loi :1) les domestiques dans les domiciles des particuliers […] ». La raison d’être de cette exclusion résiderait selon la plupart des juristes libanais dans la relation directe et privée qui unit la domestique et son employeur. Cette disposition est cependant critiquable dans la mesure où elle légitime les prérogatives des agences de recrutement et des employeurs face à ces travailleuses affaiblies par le manque de considération à leur égard et l’absence de réguliers mécanismes de contrôle de leur situation.
Il n’y a aucune législation spéciale non plus qui soit prévue afin de clairement délimiter les droits et obligations de chaque partie.
Si la convention internationale nº189 sur les travailleuses et travailleurs domestiques, de l’organisation internationale du travail (OIT), a été favorablement accueillie par le Liban qui a voté en sa faveur, il ne l’a pas pour autant ratifiée. Ainsi n’est-il pas lié par ses dispositions lesquelles visent à garantir aux domestiques les mêmes droits que tous les autres travailleurs, tels que le payement des heures supplémentaires, le droit au salaire minimal national, la régulation des heures de travail selon des conditions d’emploi claires, etc...
Néanmoins, la Constitution Libanaise (qui, dans la pyramide des normes, est le texte à valeur juridique la plus élevée) dispose au paragraphe b) de son préambule que « Le Liban […] est membre fondateur et actif de l’ONU, engagé par ses pactes et par la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme […] ». Or, en 1997, le conseil constitutionnel libanais de par une décision, a donné valeur constitutionnelle à son préambule. C’est ainsi que tant le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP) que le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux, et culturels (PIDESC) de 1966 ont été intégrés au bloc de constitutionnalité libanais. En pratique, ceci veut dire que tous les textes nationaux libanais se doivent de respecter les dispositions des pactes onusiens susvisés.
Les travailleuses domestiques n’ayant pas le droit au Liban de former un syndicat selon ce qui ressort de l’article 92 du code du travail libanais, c’est l’article 8 du PIDESC relatif à la liberté d'association, le droit à la syndicalisation et le droit de grève qui est injustement écarté. Aussi, l’article 7 de ce même pacte, relatif au droit à des conditions de travail justes et favorables protégeant la vie avec dignité humaine, la limitation du temps de travail et le droit au congé payé est très souvent oublié…
La pratique libanaise reflète alors une pléthore de violations des droits de l’Homme auxquels le pays doit cependant officiellement se conformer. Le comité des droits de l’Homme, organe de surveillance mis en place pour s’assurer du respect des États membres des pactes de 1966, a plus d’une fois constaté que la kafala « permet toutes sortes d'abus de la part des employeurs, y compris sur le plan sexuel. ».
Pourtant, le pays des cèdres a l’air de vouloir rester agrippé à l’ordre déjà établi.
La plupart des employées de maison insatisfaites de leurs conditions de vie ne trouvent alors souvent pas d’autre solution, quand elles ont assez de courage, que de fuir le domicile de leurs employeurs. Malencontreusement, elles s’exposent à arrestations, détentions arbitraires et menaces de rapatriement dans leur pays d’origine à travers leur périple puisque leur accès à une justice qui serait à même de les défendre contre leur employeur libanais est quasi-inexistante. Rares sont les fois où une travailleuse domestique a été satisfaite du résultat des poursuites judiciaires pour maltraitances, viols ou abus à l’encontre de ceux auxquels elle avait aveuglément fait confiance.
Tourmentées par leur traitement inhumain, la situation de leur famille, le manque d’argent, la fatigue, et le mal du pays, certaines, comme Alem, se sentant condamnées à jamais par une décision qu’elles regrettent chaque jour, se donnent la mort. D’autres, comme Joanna et Faustina, dans des circonstances plus obscures, perdent la vie.
Les complices de la Kafala se réveilleront-ils bientôt de leur léthargie latente et de leur lâche mutisme ?
Certes, le système de Kafala est loin d’être le seul dont il faudrait faire tabula rasa au Liban mais les vraies réformes qui érigeront notre pays en un État de droit respectable sont celles qui toucheront tout d’abord à la protection des droits de l’Homme.
Là où les plus vulnérables ne sont pas protégés, la crédibilité des dirigeants concernés ne pourra jamais être optimale sur la scène internationale.
« La moindre injustice, où qu'elle soit commise, menace l'édifice tout entier. »
Martin Luther King