The Phoenix Daily

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L’art, un drame, et le Liban

Nadim Choueiri, redactuer

Decembre 26, 2020

Quel serait le but d’une œuvre d’art qui prend pour sujet un drame, quelque chose qui n’a rien d’esthétique ? Le but serait-il de plaire ?

Comme toujours, la philosophie, et plus précisément la philosophie esthétique de Schelling contient en elle certains éléments de réponse que nous appliquerons à la situation libanaise. Nous tenterons ainsi de comprendre davantage ce qui constitue une œuvre d’art en général, et fournirons ensuite une analyse esthétique d’une œuvre représentant l’explosion du port de Beyrouth, pour tenter de comprendre le but de l’art, et sa finalité face à cet événement. 

 

Pour Schelling : en l’œuvre d’art, l’infini se fige

Le philosophe Allemand Friedrich Schelling a une philosophie de l’esthétique qui demeure des plus intéressantes et sans doute des plus consistantes. 

Pour lui, une œuvre d’art est composée essentiellement de deux choses : le conscient et l’inconscient de l’artiste. 

Nous savons tous que quotidiennement, nos actions et nos envies sont régies par une sorte de synthèse psychique entre notre inconscient et notre conscient : c’est ainsi que nous fonctionnons, c’est ainsi que naissent nos désirs et c’est ce qui fait de nous ce que nous sommes. 

Toutefois, il nous est impossible de constater cette synthèse, cette activité double entre notre conscient et notre inconscient, simplement parce qu’elle est infinie : elle ne s’arrête jamais. Néanmoins, nous pouvons prendre conscience de cette activité double, et la voir objectivée devant nous à travers une chose seulement : l’œuvre d’art. 

Pour le philosophe, quand un artiste se met à l’œuvre, cela commence dans la partie consciente de sa psyché : il pense à la technique, à la durée, à la demande qui lui est faite, etc... Mais petit à petit, son inconscient va commencer à s’incruster dans son œuvre, et c’est ainsi que certains artistes, en sculptant ou peignant une Madone, se trouveront en train de s’inspirer inconsciemment de quelque figure maternelle provenue de leur inconscient. 

Au final, l’œuvre d’art sera l’objectivation, la matérialisation de la double activité, de la synthèse entre le conscient et l’inconscient ; soit la matérialisation de quelque chose d’infini, sa contenance en un objet fini, qui est l’œuvre d’art. 

L’œuvre est donc elle-même une fusion entre le conscient et l’inconscient, et l’un, en la contemplant, prend conscience de cette fusion qu’il ne peut apercevoir autrement qu’à travers l’art. 

 

 

L’explosion du 4 Août 2020 : son empreinte dans l’art

Beaucoup d’artistes Libanais ont tenu à représenter l’explosion du 4 août 2020 dans leurs travaux, qui varient de collages à tableaux de peinture. 

 

L’œuvre de ces artistes aura commencé dans la partie consciente de leur psyché (selon la philosophie esthétique de Schelling) : ils veulent représenter cet événement afin qu’il ne soit pas oublié, effacé, dans un but en quelque sorte documentaire. Chaque artiste libanais ayant représenté l’explosion du 4 août 2020 aura sûrement intégré également une part de lui-même, de son inconscient dans son œuvre parce qu’il est également victime, au final, de ce drame national.  

 

Il existe toutefois un tableau qui, en plus de représenter l’explosion, ou l’après-explosion (la fumée rosâtre), aura su représenter et matérialiser ces niveaux conscients et inconscients de façon claire. Il s’agit d’Elegy to Beirut, un tableau du peintre Libano-Américain Missak Terzian. 

Missak Terzian, Elegy to Beirut”, Acrylic on canvas, 2020, 200 X 150cm. Collection of Mr. Abraham Karabajakian.

Ce tableau représente l’explosion du port de Beyrouth vue de la mer Méditerranée. 

Il est intéressant de noter qu’il existe une séparation au niveau de la forme représentant la fumée de l’explosion : la ligne rouge divise la forme de l’explosion en deux parties : la partie marron glace et la partie jaune orangé. Ce serait comme une tentative de représenter les deux explosions : la première qui a alerté les libanais sans réellement faire de dégâts (de couleur marron glace), et enfin la deuxième (de couleur jaune orangé) qui a eu un effet dévastateur et fatal. La couleur rouge de la ligne, quant à elle, symbolise sans doute le sang versé des victimes et blessés. 

 

Si nous appliquons l’optique de Schelling à ce tableau, nous pourrions voir en lui une certaine action, un certain dynamisme.

Le premier niveau de la peinture représente la mer - symbole de l’inconscient - et il y a une certaine évolution vers la partie supérieure du tableau qui est de couleur jaune orangé, de couleur lumineuse, et qui apparaît - comme une référence au conscient -contrairement à ce qui est tari dans l’inconscient représenté par la mer. 

Nous passons donc de l’invisible, de ce qui est profondément enfoui, au visible, à ce qui est lumineux : du conscient à l’inconscient. 

 

L’explosion en elle-même est finalement le fruit de quelque chose de tari, que nous ne voyons pas, mais duquel nous payons les pots cassés : la corruption de la classe dirigeante mafieuse. 

 

Nous pourrions voir cela en ce tableau, d’une certaine manière. La base de ce tableau, le premier niveau est la mer : l’inconscient, ce qui n’est pas vu, mais qui régit et décide de tout, jusqu’à arriver au niveau le plus lumineux du tableau : ce qui est visible, ce qui est dévoilé (les couleurs jaunes et blanches). 

Il en va de même pour l’explosion et le pays : la base de cette explosion, de ce drame, est quelque chose d’enfoui, de tari : se trouvant dans la couleur bleue, dans la mer du tableau ; mais c’est quelque chose qui a une conséquence énorme, explosive et éblouissante : l’explosion. 

 

De ce point de vue-là, ce tableau aura figé un événement ayant duré quelques instants uniquement. Il aura su représenter la double-explosion, et aura su mentionner par la couleur rouge le sang versé des victimes de l’explosion. 

 

Face à une classe dirigeante qui ne veut que faire outre de ce drame, et le considérer comme étant « Business as usual », l’art occupe une place importante : il agit en sorte de résistance face à la volonté de la classe dirigeante d’enfouir cet évènement, de le refouler dans l’inconscient, afin de maintenir leurs privilèges et leur place, seulement pour que quelques temps plus tard, cet inconscient implose avec fracas. 

 

L’art devient ainsi une arme puissante : il fige et immortalise à jamais les déboires de la classe dirigeante, tout en relayant et inscrivant dans l’Histoire - ou du moins dans l’Histoire de l’art - les conséquences de leurs actes et leur vraie nature. 

Ce serait cela, avant toute chose, le but de cet art.