La liberté de manifester : quelles limitations possibles ?
Analyse juridique de Romy Kehdi, rédactrice et Philomène Dubois, rédactrice
Février 14, 2021
Amnesty International France publiait le 26 janvier 2021 une actualité intitulée “plus de 3 650 arrestations lors des manifestations pour Alexeï Navalny [opposant au pouvoir russe en place, ndlr]”, accompagnée d’une image parlante de policiers armés de matraques faisant face à des manifestants. Le nombre interpelle, choque même, pourquoi autant d’arrestations et sur quel fondement ? Biélorussie, Chine, États-Unis, France, Guinée, Inde, Liban, Nigéria sont autant d’autres pays récemment épinglés par l’organisation au sein des rubriques consacrées à la liberté d’expression et au droit de manifester.
Si liberté d’expression et droit de manifester ne recouvrent pas exactement la même chose et qu’il convient de les distinguer, l’un et l’autre semblent toutefois étroitement liés. Qu’entend-on seulement par droit de manifester ? La chambre criminelle de la Cour de cassation française a défini dans un arrêt du 9 février 2016 de manière rigoureuse le terme de “manifestation” comme étant “tout rassemblement, statique ou mobile, sur la voie publique, d’un groupe organisé de personnes aux fins d’exprimer collectivement et publiquement une opinion ou une volonté commune”.
Aussi se pose la question de savoir ce qu’est un droit, d’autant que si l’on se réfère dans certains textes au “droit de manifester”, il arrive que l’on rencontre dans d’autres textes la notion de “liberté de manifester”. La distinction entre droit et liberté est subtile et la frontière entre les deux, fine. La liberté consisterait à pouvoir faire tout ce que la loi n’interdit pas tandis que le droit permettrait d’encadrer la façon dont on se conduit en société. Ainsi, si la liberté ne suppose a priori pas d’intervention du législateur pour la consacrer, et qu’elle est un droit naturel inhérent à la personne humaine, le droit lui doit être prévu par la loi et suppose un rapport à autrui. Toutes les libertés seraient en fait des droits mais l’inverse n’est pas vrai. L’on pourrait considérer que le droit de manifester est la liberté de manifester, encadrée par le droit positif.
Cela dit, si l’on regarde dans les textes, nationaux ou internationaux, aucune mention n’est faite au droit ou à la liberté de manifester et cela parce que les législateurs, les États, ont préféré s’y référer à travers le droit ou la liberté de réunion, qui plus est, pacifique. Et c’est bien dans ce dernier terme, “pacifique”, que se trouve tout l’enjeu de la délimitation, du possible encadrement de cette liberté fondamentale. Car la liberté de manifester n’est pas absolue. Tant bien le Pacte International relatif aux Droits civils et Politiques (ci-après “PIDCP”) de 1966 auquel la France et le Liban ont adhéré et que les États-Unis ont ratifié, que la Convention Européenne des Droits de l’Homme de 1950 (ci-après “Convention EDH”) ou la Charte des droits fondamentaux de l’Union Européenne de 2000 auxquelles la France est partie, prévoient, au titre d’exceptions, certaines limites au droit de manifester. Quelles sont-elles ? Comment garantir qu’elles ne fassent pas obstacle à ce droit fondamental ?
La Constitution française du 4 octobre 1958 ne mentionne pas expressément, en tant que telle, la liberté de manifester. Toutefois, l’article 10 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, qui fait partie du corpus constitutionnel, dispose que “nul ne peut être inquiété pour ses opinions, mêmes religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi”. Au vu de la définition donnée plus-haut par la Cour de cassation, il est possible d’affirmer que cette disposition peut servir de fondement à la garantie de la liberté de manifester, puisque celle-ci permet de revendiquer collectivement des volontés ou opinions communes. En outre, le Conseil Constitutionnel, dans une décision du 18 janvier 1995 a considéré que la liberté de manifester pouvait être rattachée au “droit d’expression collective des idées et des opinions”. Il a au sein de cette même décision, souligné le fait qu’il existe une nécessaire conciliation entre l’exercice de ce droit fondamental et des objectifs à valeur constitutionnelle, tels que “la prévention des atteintes à l’ordre public et notamment des atteintes à la sécurité des personnes et des biens”. Cela fait écho à la formulation retenue dans les textes internationaux et qui assortissent la liberté ou le droit de se réunir de l’exigence que la manifestation soit pacifique.
L’ensemble des textes susmentionnés qui garantissent le droit de réunion prévoient que les exceptions éventuelles à celui-ci doivent être nécessaires et prévues par la loi. Elles peuvent notamment intervenir en cas d’atteinte à l’ordre public, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la santé et à la moralité publiques et aux droits et libertés d’autrui (voir notamment en ce sens l’article 21 du PIDCP et l’article 11 de la Convention EDH). Si ces limitations s’entendent parfaitement, il est néanmoins nécessaire de s’assurer qu’elles n’interviennent effectivement qu’à titre d’exceptions. La mise en balance n’est pas aisée et il appartient au juge saisi d’apprécier in concreto l’atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale.
En effet, en France une loi du 30 juin 2000 a introduit un recours d’urgence devant le juge administratif appelé “référé-liberté” qui permet au juge de statuer en 48h et de prononcer toute mesure nécessaire à la sauvegarde d’une liberté fondamentale. Cette procédure est tout à fait adaptée au sujet qui nous intéresse puisque toute manifestation doit être déclarée au préalable et peut, le cas échéant, faire l’objet d’une interdiction en cas de risque d’atteinte à l’ordre public, entre autres. Ce recours permet donc de s’assurer que l’interdiction est justifiée.
Récemment, l’article 3 d’une Loi du 10 avril 2019 visant à renforcer et garantir le maintien de l’ordre public lors des manifestations a été censuré par le Conseil constitutionnel. Il aurait permis en effet d’autoriser l’administration à interdire, sous certaines conditions, à une personne de participer à une manifestation sur la voie publique ou à toute manifestation pendant une durée d’un mois. Le Conseil a estimé que cette disposition était contraire à la Constitution et notamment à la liberté de réunion, tout en rappelant l’importance du “droit d’expression collective des idées et des opinions”.
L’on voit aujourd’hui que malgré les outils juridiques qui permettent a priori de garantir la liberté fondamentale de réunion, il existe des cas où l’État adresse une réponse disproportionnée à des manifestations pourtant pacifiques. Il est évident qu’il ne faut pas tout confondre : il est nécessaire que les manifestations soient encadrées afin qu’elles se déroulent dans les meilleures conditions possibles. Aussi il est inacceptable que certaines personnes profitent de ces occasions pour faire de la casse, nuire aux biens d’autrui et commettre des actes qui sortent du cadre de ce qu’est la liberté de réunion pour rentrer dans le champ des comportements pénalement répréhensibles. En revanche, il est parfois possible de percevoir dans les réactions des forces de l’ordre à de telles manifestations une appréhension du soulèvement des masses populaires qui dénoncent certaines actions de l’État, revendiquent ou expriment leur colère.
Amnesty International a dénoncé à plusieurs reprises la réponse publique aux manifestations pourtant pacifiques des gilets jaunes, pendant lesquelles un très grand nombre de manifestants a été arrêté y compris des journalistes et observateurs des droits humains et où l’usage de la force a été disproportionné. L’organisation a souligné l’existence de “lois vagues” (outrage, interdiction de la dissimulation du visage, attroupement, etc.) qui ont permis la mise en garde à vue parfois injustifiée de manifestants pacifiques.
L’article 13 de la Constitution libanaise affirme le droit d’exprimer son opinion sans consacrer expressément le droit de manifester. Comme ces deux droits sont intimement liés, l’un étant la conséquence de l’autre ; le droit de manifester est considéré comme constitutionnel au Liban.
De plus, le Liban est signataire de la Déclaration universelle des droits de l’Homme qui donne au droit de manifester une importance primordiale.
Seulement, cette liberté est limitée par le droit interne libanais puisqu’on considère qu’elle touche à une autre liberté, celle d’aller et de venir. C’est ainsi que l’article 346 du Code pénal dispose que « Toute foule ou cortège sur la voie publique ou dans un lieu ouvert au public [...] est passible d’un emprisonnement d’un mois à un an ». L’article 342 du même code, modifié en 1983, incrimine toute coalition de plus de vingt personnes dans le but de suspendre un transport, une communication ou un service public de distribution d’eau ou d’électricité. De plus, si l’infraction est commise par des actes de violence contre des personnes ou objets ou par un rassemblement dans les rues ou places publiques ; les auteurs seront punis d’une peine de 6 mois d’emprisonnement.
Le droit de manifester serait donc limité au Liban ; mais plus que cela, d’autres articles arrivent même à l’effacer. En effet, l’article 345 sanctionne – et d’une peine d’un mois à un an d’emprisonnement – quiconque « dans une réunion qui n’a pas un caractère privé ». Le législateur précise ensuite « [caractère privé] soit par son but ou son objet, soit par le nombre de personnes qui y sont conviées ou en font partie, soit par le lieu où elle est tenue ». Ce même article incrimine aussi toute personne qui « dans un lieu public, ouvert ou exposé au public, aura proféré des cris ou chants séditieux, exhibé un emblème quelconque dans des conditions tels que l’ordre public en puisse être troublé ».
Le droit de manifester se trace donc par une ligne brouillée au Liban. Mais au-delà des lois, des traités et de la constitution, on retrouve pratiquement des violations flagrantes. Suite à l’usage de bombes lacrymogènes contre les manifestants et aux échauffourées entre ces derniers et les forces de l’ordre, Amnesty International appelle les autorités libanaises à respecter le droit de réunion et à protéger les manifestants pacifiques.
L’organisation dénonce aussi un épisode assez violent qui s’est déroulé quelques jours après l’explosion du port de Beyrouth. Alors que les hôpitaux étaient déjà submergés par les victimes du 4 août ; plus de 230 manifestants ont été victimes de bombes lancées directement sur la foule et ciblant des civils ainsi que des médecins qui les soignaient.
De plus, lors d’un sit-in organisé le 26 octobre 2019 à Tripoli, des balles réelles ont été utilisées pour disperser la foule. Une semaine plus tard, l’activiste, Khaldoun Jaber, été détenu pendant 18 heures par l’armée, a été battu à plusieurs reprises et interrogé.
Il en résulte que, le droit de manifester, loin d’être un acquis, est toujours remis en cause au Liban.
Aux États-Unis, la liberté de manifestation est consacrée par le premier amendement de la Constitution selon lequel « Le Congrès ne fera aucune loi restreignant le droit du peuple de s’assembler paisiblement ».
Or, cette disposition s’applique différemment, selon les couleurs ; l’année 2020 en est témoin. En effet, les manifestations « Black Lives Matter » initiées par l’assassinat de Georges Floyd par un policier le 25 mai dernier, avaient été reçues avec une violence brutale. Cependant, la police a eu une infime intervention lors de l’envahissement du Capitole par un nombre de républicains pro-Trump en janvier 2021. Tandis que certains ont qualifié cette intrusion de “manifestation”, d’autres l’ont perçu comme un acte terroriste voire même un coup d’état à cause de son ampleur.
Cette scène fut considérée comme « une preuve irréfutable de la suprématie blanche aux États-Unis ». “L’association Nationale pour la Promotion des Gens de Couleur” (National Association for the Advancement of Colored People) a même tweeter « Ils nous ont tué pour moins ». Ces quelques mots remettent en question le système américain: alors que la police a usé de bombes lacrymogènes contre des manifestants qui réclamaient de plein droit justice pour Floyd et d’autres, elle était presque absente pour défendre le siège du pouvoir législatif ainsi que celui de la démocratie.
À l’étude de ces trois exemples, on constate un contraste entre la liberté de manifestation telle que garantie par les textes internationaux et parfois nationaux et la réalité à tel point qu’il faut émettre une alerte sur l’application de cesdroits humains basiques.
Il est vrai que le sujet reste toujours délicat car la liberté de manifester se trouve nécessairement confrontée à d’autres droits et libertés fondamentaux dont la garantie est tout aussi essentielle.