L’atemporelle pandémie de la violence conjugale: Partie 1
Analyse juridique de Nour Lana Sophia Karam, rédactrice et Anna Margerin, rédactrice
Janvier 19, 2021
Chaque année, « environ 243 millions de femmes et de filles âgées de 15 à 49 ans sont victimes de violences physiques ou sexuelles d’un membre de leur entourage proche ».
Il arrive aussi, mais plus rarement, que des hommes fassent également face à des sévices conjugaux, sans pour autant qu’un chiffre exact ne soit recensé en la matière.
Si des efforts monstres sont déployés dans la plupart des États pour remédier à ce fléau, il n’en demeure pas moins que, depuis l’apparition du coronavirus et l’annonce de confinements successifs à travers le monde, les chiffres doivent désormais être revus à la hausse.
Spectre des violences conjugales, l’épidémie de la Covid-19 n’aura fait que les exacerber davantage.
En effet, un grand nombre d’hommes et de femmes se retrouvent à la merci de conjoints violents; confinés malgré eux dans un foyer qui s’apparente plutôt à un pénitencier.
Rongées par la peur, ignorées par une société globalement patriarcale, les femmes surtout sont les victimes silencieuses de la crise sanitaire actuelle.
Zoom sur la réalité de la violence conjugale en partant de la Russie, arrivant au Liban (Partie I de l’article) tout en passant par la France et l’Union Européenne. (Partie II de l’article)
•Le Liban, sur la voie du progrès social malgré tout ?
Être une femme au Liban n’est pas une tâche facile. En effet, bien que le pays du Cèdre soit le plus occidentalisé par rapport à ses voisins Moyen-Orientaux, le manque d’égard envers les femmes y demeure monnaie courante.
Dans ce pays surchauffé par l’amas de crises s’abattant sur lui, la violence conjugale ne fait plus la une des journaux, alors que l’année 2020 a été caractérisée par une flambée de celle-ci.
L’association libanaise féministe KAFA (traduite de l’arabe par « Dites non à la violence »), dans des statistiques effrayantes publiées sur son site internet en juillet 2020, a révélé qu’elle a reçu 1371 appels sur son numéro vert durant le mois de juin, soit environ 1 000 appels de plus qu’en mars, mois où a débuté le confinement national. Cette recrudescence d’appels témoigne du cauchemar que vivent les femmes libanaises dans le huis-clos de leur domicile, où, comme dans le reste du monde, elles ont été forcées à cohabiter quotidiennement avec leurs conjoints, souvent violents.
En plus des initiatives privées et l’aide considérable offerte aux femmes par les associations féministes du pays, la question est de savoir si elles disposent d’une protection judiciaire au cas où elles sont violentées.
Il aura fallu qu’une multitude de féminicides soient médiatisés et que quelque 4 000 personnes manifestent dans les rues Beyrouthines pour que les législateurs libanais se réveillent de leur léthargie latente et décident enfin, en avril 2014, de voter à l’unanimité la Loi nº293/2014 sur la protection des femmes et des membres de la famille contre la violence familiale ; loi qui dormait dans les tiroirs du Parlement depuis 2010 et dont l’entrée en vigueur avait commencé à être demandée activement par la société civile depuis 2007.
L’entrée en vigueur de cette loi, une première dans le pays du Cèdre, donne cependant du fil à retordre depuis qu’elle a vu le jour. Initialement, selon la mouture finale du projet de loi tel que l’avaient approuvé les commissions mixtes du Parlement, son objet aurait dû plus fermement se rattacher à la femme, plutôt que d’esquiver le sujet de la violence conjugale en braquant les projecteurs sur les autres membres de la famille, victimes eux aussi d’autres formes envisageables de violence. C’est ce que dénonce également Human Rights Watch (HRW). L’ONG internationale - dont la mission est la défense des droits de l’homme et le respect de la Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH) - met également en garde contre le danger du viol conjugal, ce dernier indirectement légitimé par la loi nº293 qui dispose au septième alinéa de son article troisième que « quiconque, dans le but ou au motif d’obtenir les droits conjugaux à l’acte sexuel, porte des coups ou cause un préjudice à son époux, est puni de l’une des peines prévues aux articles 554 à 559 du Code pénal. En cas de récidive, la peine est aggravée conformément à l’article 257 du Code pénal ». De par cette disposition est clairement éludée la possibilité de sanctionner le viol conjugal. De plus, aussi embarrassant que ceci puisse paraître, il semblerait que les relations sexuelles soient « fièrement » qualifiées de « droit », élément dénotant l’emprise des droits religieux libanais dans une sphère qui devrait pourtant relever du laïc.
De même, en ce qui concerne les termes de la loi quant à l’ordonnance de protection – ordonnance permettant de garantir aux femmes une protection du risque de brutalité, interdisant l’auteur des violences d’entrer en contact avec la victime – ceux-ci ne sont pas assez étoffés. En effet, la loi précise dans son article 13 que « cette demande [ndlr. de protection] peut être présentée au juge des référés par une supplique ». Or, certains juges des référés ne travaillant que du lundi au vendredi, vers quel autre recours judiciaire pourrait se tourner une femme dans l’urgence, lorsqu’elle subit l’ire de son conjoint ? La loi ne le précise pas.
Six ans après son entrée en vigueur et en raison de toutes ses ambiguïtés, la loi nº293 a été amendée le 21 décembre 2020. Dans sa nouvelle version, les violences économiques et psychologiques perpétrées à l’encontre des femmes sont désormais pénalisées. Néanmoins, le viol conjugal n’est toujours pas criminalisé, étant toujours perçu par certains comme un « simple rapport sexuel » dont tout mari a le droit de bénéficier dans le cadre de son couple. Aya Majzoub, experte de Human Rights Watch (HRW) au Liban, scande non sans frustration qu’« être marié à la victime ne devrait pas exempter le délinquant sexuel d’une condamnation ».
Il semblerait ainsi que l’octroi aux femmes de leurs droits élémentaires soit au Liban un tortueux parcours.
Si celles-ci sont plus protégées qu’elles ne l’étaient il y a quelques années, le législateur libanais devra redoubler d’efforts pour faire en sorte que leur soit entièrement garantie leur dignité humaine.
•La situation russe : aberration pour les droits de la femme
Bienvenue en Russie, État complice des violences conjugales.
Dans un monde où la décriminalisation des violences conjugales constitue une hérésie au regard des droits de la femme, elle s’érige en fervente défenseuse de la « loi sur les gifles » depuis 2017.
Gigantesque pas en arrière la promulgation, le 7 février 2017, du projet de loi dépénalisant les violences commises dans le cercle familial - tant sur les femmes que sur les enfants - révèle l’identité (trop) conservatrice d’une Russie très orthodoxe.
Comment expliquer ce revirement législatif, que les règles de la morale sembleraient pourtant rejeter ?
Jusqu’à nos jours, la quasi-majorité de la Russie demeure viscéralement attachée à la sphère familiale, à tel point qu’elle considère que l’État n’a pas le droit d’y interférer.
Pour les promoteurs de la « loi sur les gifles », cette dernière aurait pour but principal de « donner une seconde chance aux coupables de violence domestique ». Absurde, cet argument soulevé tant par les partis conservateurs russes que par l’Église orthodoxe - dont la pression et le pouvoir sont sans précédent dans le pays - tenterait sans scrupule de justifier la violence exercée à l’égard des femmes et enfants tout en sous-entendant que cette violence-là est une composante naturellement présente au sein des ménages russes. Certes, cette loi ne concerne pas uniquement les femmes, mais il est bien clair que ce sont elles, encore une fois, qui sont les plus affectées par ses nouvelles dispositions.
En effet, depuis son entrée en vigueur, cette loi ne punit plus les auteurs de violence domestique d’une peine d’emprisonnement de deux ans, mais uniquement d’une amende d’un maximum de 30 000 roubles (équivalant aujourd’hui à 330 euros) et/ou d’une rétention administrative de 15 jours au maximum (sanction également appliquée aux opposants politiques) et/ou de travaux obligatoires de 60 à 120 heures, et ce si « les gestes n’ont pas causé de blessures physiques graves ». C’est ce qui est appelé « les premiers coups ». En cas de récidive ou de blessures graves, ils sont punis d’une manière un peu plus sévère.
Plutôt que de discipliner les agresseurs, le droit positif est clairement plus tolérant envers eux.
Afin de justifier leur argumentaire, les législateurs conservateurs proposeraient deux fondements sous-tendant leur projet : le premier, d’ordre juridique, vise à corriger une anomalie qui existait à leur regard dans les textes avant 2017. En effet, selon les dires de la sénatrice conservatrice Elena Mizoulina, « si vous giflez votre enfant mal élevé, vous risquez jusqu'à deux ans de prison. Si votre voisin fait de même, il n'aura qu'une amende ». Elle considère qu’il n’est donc pas logique que les mêmes actes, selon qu’ils soient perpétrés à l’intérieur ou hors du cercle familial, relèvent de domaines différents, les premiers du droit pénal et les seconds du droit civil. Comment, selon elle, accepter qu’un homme soit emprisonné jusqu’à deux ans s’il gifle son enfant - et a fortiori sa femme - tandis que, si c’est un étranger qui le fait, il ne risque qu’une simple amende ?
Le deuxième argument, d’ordre sociologique, serait celui du rétablissement des valeurs traditionnelles familiales de la Russie. En considérant que toute violence à l’égard du cercle familial et en particulier des femmes, constitue un crime, ceci contribuerait à « détruire les familles ». L’usage de corrections physiques est ainsi normalisé, perçu plus comme un outil de soumission à la tête de la famille (dans la quasi-totalité des cas, un homme) que comme un interdit.
C’est pour ces raisons que la nécessité d’ériger les violences domestiques et conjugales en crime à part entière a été écartée à tort, autorisant ainsi implicitement la violence conjugale légère.
Celle-ci, depuis 2017, s’est exacerbée. Ne redoutant plus d’être arrêtés par une justice de plus en plus laxiste à l’égard des femmes, les maris profitent des incohérences du système actuel.
Néanmoins, les militantes russes féministes ne jettent pas l’éponge et espèrent un jour pouvoir re-pénaliser les violences faites aux femmes.
Tant que la mentalité russe n’évoluera pas, battre sa femme demeurera malheureusement une « tradition » tolérée, bien qu’elle soit importée du Moyen-Âge.
Sensibiliser davantage le monde entier sur cette loi barbare conduirait peut-être à remettre la Russie sur le droit chemin et à faire tomber le mythe du « S’il te bat, c’est qu’il t’aime ».
Non, ce discours ne tient pas. S’il te bat, il ne t’aime pas. S’il te bat, c’est un homme primitif, un agresseur, un sauvage. S’il te bat, c’est un criminel.
Ce n’est pas par mansuétude que les femmes, principaux souffre-douleurs, restent silencieuses face au calvaire de la violence conjugale.
Elles le sont parce que, très souvent, elles sont incomprises. Incomprises par leurs proches, leur entourage et parfois même, par leur propre État.
Elles le sont parce que, très souvent aussi, elles sont terrifiées. Terrifiées par l’idée de devoir dénoncer ceux qui leur font tant de mal et qui, sans l’ombre d’un doute, seraient prêts à le refaire.
La violence conjugale ne relève pas du domaine des « faits divers ». C’est un acte intolérable qui doit sans conteste être qualifié de crime à part entière.
« Il existe une vérité universelle, applicable à tous les pays, cultures et communautés : la violence à l’égard des femmes n’est jamais acceptable, jamais excusable, jamais tolérable. » Ban Ki-moon
QUI CONTACTER EN CAS DE BESOIN :
En France : Appeler Violences Femmes Info au 3919, numéro national assurant écoute, information et orientation ou signaler les violences via Arretonslesviolences.gouv.fr, plateforme permettant d’échanger avec des policiers spécialement formés aux violences conjugales.
Au Liban : Appeler les Forces de sécurité intérieure (FSI) au 1745, permanence téléphonique instituée pour recueillir les plaintes des victimes de violence conjugale ou appeler l’association féministe Abaad au 81788178, numéro vert de l’association.
Dans le monde : Consulter la liste fournie par ONU Femmes.
Un programme de partenariat exclusif pour la coédition articles et analyses de droit de ELSA, Lyon et The Phoenix Daily