La liberté d’expression et la laïcité, fausses jumelles ?(Approche comparative entre la France et le Liban)

Une analyse d'opinion de Léana Clerc, rédactrice et Nour Lana Sophia Karam, rédactrice

Decembre 25, 2020

En partant de la pandémie de la Covid-19, arrivant à l’horrible meurtre de Samuel Paty - instituteur français - devant le collège où il enseignait, en passant par la double explosion qui a ravagé le cœur de Beyrouth le 4 août dernier, l’année 2020 aura apporté son lot de mauvaises surprises à l’humanité tout entière. 

Dans ce contexte chaotique sur tous les plans, un sujet récurrent pointe le bout de son nez : celui de la laïcité et de la liberté d’expression qui, tant au Liban qu’en France, donne du fil à retordre. 

Pour quelles raisons une partie du Moyen-Orient s’est-elle insurgée contre les propos qu’a tenus Emmanuel Macron au lendemain de l’acte barbare dont Paty a été victime ? Pourquoi des musulmans se sont-ils indignés contre l’Hexagone, quémandant à leurs frères à travers le monde entier de boycotter les produits français de toutes sortes ? 

Sans nul doute, la laïcité y est en partie pour quelque chose. Elle revêt différentes acceptions à travers le monde et ne fait pas toujours consensus. 

En France, pays d’Occident, des liens intimes relient la laïcité à la liberté d’expression. 

Au Liban, pays d’Orient, elle serait plutôt perçue comme un atout culturel avant toute chose.  


• La France, mère (trop) protectrice de la laïcité ?

Il ne fait aucun doute que la conciliation entre le principe de laïcité et la liberté d’expression est parfois difficile à assurer. La France ne fait pas exception. 

Le drame du 16 octobre 2020 à Conflans-Sainte-Honorine fait ressurgir ce sujet délicat. En effet, l’assassinat de Samuel Paty faisait suite à la publication de messages sur les réseaux sociaux, critiquant le choix de l’enseignant d’étudier les caricatures du prophète musulman Mahomet publiées par le journal Charlie Hebdo pendant un cours sur la liberté d’expression.

Or, en France, la liberté d’expression est garantie par l’article 11 de la Déclaration universelle des droits de l’Homme et du citoyen (DDHC) de 1789 [1]. Si elle n’y est pas expressément mentionnée, le Conseil constitutionnel a affirmé qu’elle découlait de cet article dans sa décision du 27 juillet 1982, Loi sur la communication audiovisuelle. Cette protection constitutionnelle a même été élargie à la communication par internet, les réseaux sociaux étant la plateforme où il est le plus aisé d’exercer cette liberté. 

En outre, la liberté d’expression accordée à la presse est spécialement protégée par la loi du 29 juillet 1881 dans la mesure où son rôle est d’informer les citoyens en dehors de toute influence extérieure. De surcroît, l’article 11 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ainsi que l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’Homme la protègent également à l’échelle européenne. 

La liberté d’expression se caractérise par son large champ d’application puisqu’elle comprend notamment la liberté de manifester sa religion. La conciliation entre ces deux libertés se traduit, en France, par l’application du principe de laïcité qui garantit aux croyants et aux non-croyants le droit à la liberté d’expression de leurs croyances ou convictions et assure aussi bien le droit d’avoir ou de ne pas avoir de religion. Ce principe occupe une place singulière en France depuis la loi du 9 décembre 1905, portant séparation des Églises et de l’État. De plus, sa valeur constitutionnelle est consacrée par l’article 1er de la Constitution de 1958 qui énonce que « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens, sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances ». 

La laïcité implique la neutralité de l'État et impose l'égalité de tous devant la loi sans distinction de religion ou conviction. 

Par conséquent, la liberté de manifester sa religion, et donc la liberté d’expression, peut être limitée par le principe de laïcité. Paradoxalement, ce principe permet aussi d’assurer une liberté d’expression entière au sujet de la religion puisqu’aucune instance étatique ne favorise une religion plus qu’une autre.

La répression du blasphème - expression la plus absolue de la laïcité - n’existant pas en droit français, les croyances, les symboles et les dogmes religieux ne sont pas protégés contre une expression critique. Ce faisant, le juge judiciaire a pu conclure qu’une caricature publiée dans le journal Charlie Hebdo représentant le prophète Mahomet, se tenant la tête dans les mains, en disant « C’est dur d’être aimé par des cons... » ne visait que les intégristes expressément désignés par le titre du journal, et non l’ensemble des musulmans. De même, la Cour européenne des droits de l’Homme prend toujours en compte les traditions culturelles et historiques dans l’examen des affaires qui lui sont présentées. Elle laisse ainsi une large marge d’appréciation aux États, comme la France, appliquant le principe de laïcité et autorisant le blasphème, d’autant plus qu’il n’y a pas de consensus européen sur ces sujets.

L’attaque devant les anciens locaux de Charlie Hebdo en septembre dernier suivie du meurtre de Samuel Paty à peine un mois plus tard, alors que le procès des attentats de janvier 2015 est toujours en cours, ravivent les débats liés à la conciliation entre liberté d’expression et laïcité, ainsi qu’au blasphème. 

En effet, si ces événements tragiques attestent la fragilité de la liberté d’expression, en particulier celle de la presse, ils amènent aussi les pouvoirs politiques à réagir hâtivement et sous le coup de l’émotion, par la rédaction de lois compromettant d’autres libertés. En l’occurrence, le gouvernement français avait annoncé vouloir élaborer une « loi visant à renforcer la laïcité et confronter les principes républicains » peu avant l’attentat. En réaction à cet événement, le gouvernement a réaffirmé sa volonté de consolider le principe de laïcité. En effet, le désormais dénommé « projet de loi renforçant les principes républicains », présenté le 9 décembre dernier, prévoit par exemple une obligation pour les associations demandant une subvention publique de s’engager à respecter les valeurs de la République ainsi qu’un contrôle renforcé des lieux de culte. Cependant, certaines dispositions portant potentiellement atteinte à la liberté d’expression, notamment sur internet, risquent d’être censurées par le Conseil constitutionnel dans le cadre de son contrôle de constitutionnalité a priori.

Si la France semble fermement s’agripper à la laïcité en portant la liberté d’expression à son plus haut degré, il n’en demeure pas moins que son choix soit parfois critiqué par certains groupes de croyants, lesquels estiment être cibles de stigmatisations. C’est le cas des musulmans qui, à tort ou à raison, se sentent heurtés dans la pratique de leur religion.

C’est ainsi que certains dirigeants politiques dans le monde musulman, notamment au Moyen-Orient, ont qualifié les propos tenus par Emmanuel Macron - entre autres à propos des caricatures - « d’affront dangereux » et d’ « insulte délibérée » à l’islam. Ceci a entraîné une vague d’appels au boycott des produits français ainsi qu’une multitude de manifestations. 

Au Liban, État se caractérisant par son pluralisme confessionnel et n’ayant pas de religion officielle contrairement aux autres pays de la région, quelques petits groupes de musulmans se sont rassemblés çà et là pour faire également part de leur dédain. 

Comment expliquer qu’une partie de la population du pays du Cèdre ait pris part à ce mouvement alors que le Liban est supposé être lui aussi protecteur de la « laïcité » ?

• Le Liban, un remodelage de la laïcité à l’orientale ? 

Si la laïcité au sens du droit libanais semble de prime abord radicalement s’éloigner de la conception française en raison des controverses contemporaines à son sujet, il n’en demeure pas moins que certaines similitudes entre les deux systèmes peuvent être relevées en amont. 

En effet, l’article 9 de la Constitution libanaise affirme que l’État libanais « rend hommage au Très-Haut ». De par cette affirmation, le Liban se déclare expressément comme étant un État croyant, sans pour autant désigner une religion officielle contrairement à plusieurs autres pays du Moyen-Orient. Cet article nous rappelle la Déclaration universelle des droits de l’Homme et du citoyen (DDHC) de 1789 rédigée en présence de « l’être suprême ». 

De plus, le droit libanais garantit la liberté de conscience. Celle-ci y est qualifiée « d’absolue » de sorte que l’État s’engage à respecter toutes les confessions religieuses et à en garantir le libre exercice. Néanmoins, et tout comme le précise l’article 10 de la DDHC, il ne faut pas que cette liberté de conscience porte atteinte à l’ordre public.

C’est là que se séparent les deux systèmes français et libanais: il va sans dire que l’ordre public - notion conçue en partie pour protéger les libertés individuelles - ne possède pas la même acception selon que l’on se place dans l’ordre juridique libanais ou celui français. 

C’est ainsi qu’au Liban, nonobstant le caractère absolu de la liberté de conscience (le fait que les citoyens peuvent croire ou ne pas croire), le code pénal contient tout un titre qui sanctionne les infractions commises à l’encontre de la religion. Le blasphème y est prévu à l’article 473 qui dispose que : « Toute personne qui blasphèmera publiquement le nom de Dieu sera punie d’un emprisonnement d’un mois à un an ». Si tout porte à croire que « blasphème » et « laïcité » sont incompatibles, le Liban revisite cette dernière à sa propre sauce, et parfois, au grand dam d’autres libertés telle que la liberté artistique : il y a à peine un an et demi, un célèbre groupe de rock libanais, « Mashrou’ Leila », faisait polémique à cause d’un photomontage représentant une icône de la Vierge Marie dont le visage a été remplacé par celui de la star américaine Madonna. Jugée « blasphématoire » pour une grande partie des chrétiens libanais, l’atteinte à la « sacralité des symboles religieux » est perçue pour d’autres comme un grand pas en arrière pour la liberté d’expression.

Que ce soit en Orient ou en Occident, la question de la conciliation entre la liberté d’expression et le principe de laïcité ne semble donc pas près de se résoudre. En tout état de cause, ce sont les citoyens et les juges qui détermineront véritablement le devenir de ces deux principes par l’interprétation qu’ils en feront. La question de l’influence qu’aura le regard porté par les autres États sur ce défi est aussi destinée à se poser.

« La laïcité, c’est la liberté de croyance et de non croyance, sans qu’aucune croyance ne cherche à s’imposer aux autres ».

Patrick Louis Richard


Un programme de partenariat exclusif pour la coédition articles et analyses de droit de ELSA, Lyon et The Phoenix Daily

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