Le règne du chaos : Armes à feu, sauve qui peut !

Une analyse d'auteur Nour Lana Sophia Karam

Octobre 27, 2020

Le 7 octobre 2020, dans la Bekaa, des membres d’un clan originaire de la région célèbrent un meurtre par vengeance commis contre un autre clan. Des fusils d’assaut sont prévus pour l’occasion, et les tirs de joie retentissent dans toute la zone. L’armée libanaise est envoyée en renfort afin d’intervenir. « Encore une autre dispute entre clans », s’exclament les internautes sur les réseaux sociaux.

Le 6 octobre 2020, une rixe éclate dans une ruelle de Hamra, à Beyrouth.  

Un homme muni d’une arme de poing perd le contrôle de ses nerfs et ouvre le feu. Des balles perdues brisent la façade d’un magasin et blessent légèrement un passant. « Virilité déplacée », déclarent des témoins de la scène.

Deux mois plus tôt, durant les funérailles d’une victime du cataclysme du 4 août 2020, Mohamad Atwi, footballeur libanais de 33 ans, est atteint d’une balle à la tête. Transporté aux urgences, il passe à peu près un mois en soins intensifs avant de rendre son dernier souffle le 18 septembre 2020. Son décès est révoltant et les circonstances l’entourant sont aberrantes.

Si ces accidents sont perçus par beaucoup comme de simples faits divers, ils révèlent surtout l’insécurité croissante à laquelle fait face un Liban au bord de la rupture. 

La problématique du port d’armes est à prendre avec des pincettes et mérite désormais plus que jamais d’être examinée de près. 

Au pays des Cèdres, la détention d’armes semble être un fait culturel hérité de la guerre civile de 1975-1990. À l’époque, il était coutume de se procurer des armes afin de se protéger d’éventuelles invasions pouvant avoir lieu à n’importe quel moment. Depuis, la grande majorité des détenteurs d’armes ont conservé celles-ci, sans pour autant renouveler leurs permis auprès du ministère de la Défense nationale. 

Selon des statistiques établies en 2017 par GunPolicy.org, près de deux millions d’armes à feu - tant licites qu’illicites - seraient possédées par des civils, contre près de 41 000 armes à feu seulement appartenant aux forces de l’ordre.   

De plus, un trafic d’armes sans précédent s’est développé dans le pays, facilitant ainsi les violations de la loi. 

En effet, à la grande surprise de tous, le Liban dispose bel et bien d’une réglementation relative aux armes et aux munitions : il s’agit du  décret-loi nº137 du 12 juin 1959. Celui-ci, composé de 81 articles, organise entre autres le régime de la fabrication des armes, celui de leur vente, de leur port et utilisation, et celui des sanctions envisageables en cas d’infraction aux dispositions du texte. Malheureusement, il demeure lettre morte, tous domaines confondus. 

En théorie, selon l’article 75 du décret-loi par exemple, « Toute personne ayant ouvert le feu dans une zone résidentielle ou au sein d’une foule, disposant d’un permis ou n’en disposant pas, sera punie d’un emprisonnement de six mois à trois ans et d’une amende […]. L’arme utilisée sera confisquée. »

En pratique, la réalité est tout autre : à chaque occasion, qu’elle soit désolante ou heureuse, qu’il s’agisse de funérailles, de mariages, ou encore d’annonce de résultats d’examens officiels, « les tirs de célébration » sont au rendez-vous. 

Si le ridicule ne tue pas, l’incivilité, elle, est mortelle. 

En juin 2017, un adolescent a intentionnellement été tué par son propre père, lequel tirait avec une kalachnikov pour célébrer les résultats du baccalauréat. En juillet 2017, un photographe a été gravement blessé par balle lors d’un mariage par l’un des invités. Ce dernier avait forcé sur la bouteille.

Les drames sont légion, mais les arrestations elles, quasi-inexistantes. 

Ce phénomène social est particulièrement observé au sein des petits villages libanais. Il est tellement ancré dans la mentalité d’une partie de la population qu’il semble impossible de l’éveiller à ce sujet. 

Le Mouvement permanent pour la paix, organisation non-gouvernementale libanaise, ne jette pourtant pas l’éponge. En décembre 2017, l’ONG entreprend une campagne de sensibilisation avec finesse et intelligence.  C’est ainsi qu’elle fonde un site internet, Eleguns : ce dernier prétend être une compagnie offrant des services de tireurs professionnels pour les mariages ayant lieu au Liban. L’internaute a l’embarras du choix : il peut choisir son tireur en fonction de son physique, sa tenue vestimentaire, ainsi que le modèle de son arme. Au moment de valider le panel de services choisi, s’affiche un message choc : « Ce service coûte la vie de vos amis et de votre famille. ». 

Sur le terrain, Eleguns a également fait de la lutte contre l’utilisation anarchique des armes au Liban son objectif : en 2017 lors du Salon du Mariage « Wedding Folies 2017 » la compagnie fictive proposait face-à-face ses services aux couples. Certains ne se doutant pas qu’il s’agissait d’une campagne de sensibilisation affirmaient fièrement qu’ils avaient déjà « tout prévu » pour leur mariage. Face à leur réaction, les responsables du projet s’occupaient de leur exposer les dangers de cette pratique culturelle insensée et finissaient par leur faire signer « une promesse de ne pas tirer des coups de feu ».

Certes, trois ans plus tard, la donne n’a pas véritablement changé, mais il n’en demeure pas moins que ce genre d’initiatives engendre sans l’ombre d’un doute une prise de conscience, aussi minime soit-elle. 

Néanmoins, quel avenir pour le contrôle du port d’armes illégal tant que ses conséquences abracadabrantes laissent l’État libanais de glace ?   

À quoi cela sert-il que les figures politiques libanaises s’offusquent tant qu’elles ne tentent pas de remédier directement à la situation ?

En 2016, un groupe de députés avait proposé de modifier le décret-loi figé de 1959, mais ce projet n’a jamais vu le jour : ils espéraient, dans ce qu’aurait été une version actualisée de la loi réglementant le port des armes, faire en sorte que la sanction des tireurs irresponsables soit proportionnelle au dommage causé par eux. Ceci aurait probablement aidé, peu ou prou, à dissuader au moins quelques détenteurs d’armes d’y recourir systématiquement pour extérioriser leurs sentiments. 

Ainsi n’est-il pas étonnant aujourd’hui que le Liban soit classé en 146ème position par le Global Peace Index, en termes de degré de pacifisme.  

Si les mesures adéquates ne sont pas prises au plus vite, nous devrions nous attendre à tomber au plus bas de l’échelle.

Le laxisme est la gangrène de tout le système libanais ; l’inactivité des autorités concernées elle, est  le pire de tous ses ennemis. 

Les mentalités n’évolueront pas,

Les catastrophes ne cesseront pas, 

Les choses ne changeront pas, 

Tant que le Liban ne se transformera pas en véritable État de droit.

Combien de victimes faudra-t-il encore compter ?

Jusqu’à quand les hors-la-loi seront-ils épargnés ?

Quand est-ce que la loi sera appliquée avec sévérité ?

Ne nous laissons pas entraîner dans la culture de la violence, ne baissons pas la garde face aux violations de la loi, et n’obéissons pas au règne du chaos. 

« La civilisation crée forcément plus d'entraves à la liberté que l'état sauvage, mais il faut supporter ces entraves pour s'élever de la barbarie à la civilisation. »

Gustave Le Bon

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