Le tabagisme, empreinte culturelle libanaise?
Une analyse d’opinion de Nour Lana Sophia Karam, auteur
17 Juin 2020
S’il nous est un jour demandé de décrire le parfum des étroites rues des quartiers populaires libanais -mis à part ceux dont l’odeur des déchets nous colle aux narines depuis bientôt cinq ans- la plupart de nous répondrait incontestablement que c’est celui de la fumée du narguilé qui prime.
Perçu en tant qu’objet de ralliement à travers le monde, normalisé au Moyen-Orient et devenu un phénomène à part entière au Liban, le narguilé ne cesse d’attirer des adeptes d’année en année au pays des Cèdres malgré une tendance mondiale toujours plus antitabagique.
Face à lui se dresse la cigarette, moins popularisée parmi les libanais mais pourtant omniprésente dans tous les aspects de leur vie, toutes générations confondues.
Tant cette dernière que sa fausse jumelle -la chicha- bercent le quotidien d’un peuple stressé, face à la situation de plus en plus instable du pays. Elles sont pour lui l’une des rares échappatoires faciles d’accès pour remédier au manque de quiétude généralisé : un paquet de la marque Marlboro coûte environ 5 000 L.L, tout comme le prix d’une chicha très bon marché, dans un modeste café de banlieue.
Fumer au Liban est presque intégré dans la culture et est socialement accepté, voire encouragé, surtout quand ses risques sont mal connus du public. Ceci nous montre à quel point ce pays est celui de tous les paradoxes : il y a presque huit ans, en août 2012, entrait en vigueur la loi nº174 de lutte antitabac. Celle-ci vise surtout dans son article cinquième à interdire le tabac dans les lieux publics fermés, les entreprises, les moyens de transport et les institutions touristiques.
Quand elle a vu le jour, elle a été une victoire pour les associations de lutte antitabac telle que la Tobacco Free Initiative. Néanmoins, la bataille est loin d’être gagnée ; les boîtes de nuit, pubs et restaurants de cuisine libanaise étant les premiers contrevenants à la loi, appuyés par une clientèle indifférente et habituée à l’impunité.
Presque deux semaines après la Journée Mondiale de lutte contre le tabac qui a lieu le 31 mai de chaque année, faisons le point sur le Programme National de lutte contre le tabagisme, la loi nº174 et leur application -malheureusement ineffective sur plus d’un plan- sur le terrain.
Si la loi nº174 a vu le jour, c’est parce que le Liban -dans le cadre du Programme National de la lutte contre le tabagisme- a ratifié en décembre 2005 la Convention-cadre de l’OMS pour la lutte antitabac avec laquelle il devait se mettre en conformité. Cette convention énonce une série d’obligations incombant aux États parties, notamment celle d’« adopter et appliquer des mesures législatives, exécutives, administratives et/ou autres mesures efficaces et coopérer, le cas échéant, avec d’autres Parties afin d’élaborer des politiques appropriées pour prévenir et réduire la consommation de tabac, l’addiction nicotinique et l’exposition à la fumée du tabac.».
Il est inutile de rappeler que sans les efforts de la société civile et des associations militant en faveur de sa promulgation, la loi nº174 ne serait restée qu’une proposition -comme tant d’autres- rangée dans les tiroirs du parlement, et le Liban aurait, sans surprise, violé un traité international auquel il a délibérément décidé d’adhérer.
Le but de la loi nº174 n’est pas de réprimer les fumeurs et de limiter leur liberté, comme pourrait le penser la majorité. Celle-ci, en théorie, existe au contraire afin de préserver leur santé, celle de leur entourage, celle des fumeurs passifs ; et également pour des besoins de santé publique.
Selon les dernières statistiques à ce sujet, environ 38% des adultes sont des fumeurs. En ce qui concerne les écoliers âgés de treize à quinze ans, des secteurs public et privé, 38% d’entre eux fument le narguilé, et 40% la cigarette.
Annuellement, la vie d’environ 4800 libanais part en fumée, en raison de maladies directement liées au tabagisme.
De plus, le Liban se place à la troisième position mondiale, après la Chine et la Biélorussie, en termes de nombre de cigarettes fumées par personne par an : en moyenne, un libanais fumerait 3023 cigarettes annuellement. Pour une fois, être les premiers des derniers d’un classement ne nous aurait pas causé préjudice et nous aurait au contraire rendu service.
Les ministères concernés par l’application de cette loi sont les ministères de la Santé Publique, du Tourisme, de l’Intérieur, et de l’Économie et du Commerce.
Ensemble, ils devraient en principe constituer un noyau fort pour faire en sorte qu’elle soit bien respectée. Cependant, la réalité est tout autre.
Le Ministère de l’Économie et du Commerce, tout comme le Ministère des Finances, ont souvent été cibles d’un agressif lobbying exercé par la Régie Libanaise des Tabacs et Tombacs, entreprise publique détenant le monopole en termes de culture, fabrication, distribution et vente de produits tabagiques : augmenter le prix des cigarettes n’arrangerait pas la régie. C’est pourquoi le prix d’un paquet de cigarettes demeure relativement bas par rapport à d’autres pays.
Le Ministère du Tourisme, lui, a plus d’une fois fait part de ses inquiétudes quant au secteur tertiaire : il craint que le fait de limiter le tabac dans les lieux publics ne fasse fléchir -encore plus- le tourisme. Toutefois, la liberté de fumer n’est pas censée être un critère de ce dernier, la chicha et la cigarette ne devant pas prendre la place de nos sites touristiques.
Le laxisme des autorités compétentes provient aussi du Ministère de l’Intérieur, dont le ministre de l’époque avait implicitement déclaré en décembre 2012 -soit quelques mois après l’entrée en vigueur de la loi nº174- que les forces de l’ordre et la police du tourisme ne seraient pas intransigeantes durant la période des fêtes en termes d’application : ne serait-ce pas une invitation ouverte à violer la loi ? Depuis ce jour, elle n’a plus jamais eu le même impact.
En dépit des quelques 8000 procès-verbaux dressés entre septembre et décembre 2012, les libanais n’ont plus jamais eu peur de se faire prendre sur le vif dans les lieux d’interdiction de fumer, une cigarette à la bouche. De plus, le chapitre septième de la loi nº174 prévoit une série de sanctions allant jusqu’à une amende de 4 500 000 L.L pour les sociétés contrevenantes, qui, elles non plus, ne font pas effet, puisque qu’aucun restaurant n’a été fermé ou propriétaire de restaurant arrêté pour y avoir enfreint. Les solutions à ce fléau seraient sans nul doute d’essayer de réveiller les parties concernées de leur léthargie latente : spécialiser des unités au sein des forces de l’ordre pour l’application de la loi nº174, vérifier l’âge des jeunes achetant les produits tabagiques, organiser plus de campagnes de sensibilisation pour créer la conviction que le tabac est nocif et surtout, se débarrasser du manque de volonté de faire avancer les choses dans le bon sens.
Eu égard aux circonstances, le Liban arrivera-t-il un jour à rejoindre les pays qui ont réussi à interdire -ou au moins, limiter- le tabagisme ?
Certes, enfreindre les lois y est monnaie courante ; mais comment s’attendre à ce que l’État puisse évoluer tant que des mesures élémentaires y sont aussi facilement bafouées ?
De nature sociopolitique complexe, notre pays ne s’en sortira jamais tant que le culte du laisser-aller domine.
C’est en respectant de simples obligations que nous pourrons forger un véritable État de droit.
C’est en dédaignant ces mêmes obligations que nous nous conduirons nous-mêmes à la ruine.
Ce sont de faciles gestes qui pourraient faire de nous de véritables citoyens. N’en perdons pas l’opportunité, et commençons-le en nous accrochant à nos engagements.
« L’important n’est pas de convaincre, mais de donner à réfléchir. » Bernard Werber