Produits subventionnés : le luxe d’être une femme au Liban

Une analyse d'auteur Nour Lana Sophia Karam

Septembre 22, 2020

« Les règles ne sont pas interrompues durant une pandémie » : campagne contre la précarité menstruelle ; représentée sous forme de serviette hygiénique.Source : Joona.me

« Les règles ne sont pas interrompues durant une pandémie » : campagne contre la précarité menstruelle ; représentée sous forme de serviette hygiénique.Source : Joona.me

« L’identité du Liban est occidentale. » ; « Le peuple libanais est plus proche des occidentaux que des arabes. » ; « L’ouverture d’esprit des libanais est un atout que ne possèdent pas ses voisins arabes. » … 

Il y a quelques années, la grande majorité des libanais n’aurait sûrement pas nié ces propos et aurait même fièrement affirmé -non sans vantardise- que le niveau de développement culturel du Liban égalait celui d’États européens comme la Suisse ou l’Espagne. 

Aujourd’hui, en 2020, il serait totalement aberrant, voire absurde, de soutenir ceci, eu égard aux bouleversements sociaux que vit le pays des Cèdres depuis maintenant presque un an. Par un effet boule de neige, ce sont tous les aspects de la vie au Liban qui sont maintenant remis en question : en raison d’une virulente crise économique (incontestablement alourdie par la pandémie du coronavirus) se traduisant par une brutale dépréciation de la livre libanaise, la plupart des ménages libanais peine à subvenir à ses principaux besoins. Les classes sociales s’entremêlent, la classe moyenne se confondant désormais avec la classe pauvre ; et cette dernière s’appauvrissant davantage. 

 

Cependant, et non sans surprise, les femmes -notamment celles venant des milieux les plus défavorisés- sont particulièrement vulnérables face à la situation et sont souvent forcées à vivre à l’ombre du confort, surtout depuis la double explosion qui a ravagé Beyrouth le 4 août 2020 : leur accès aux produits hygiéniques féminins de base devient de plus en plus éprouvant, étant donné que ceux-ci sont en majorité importés et que leur valeur a augmenté d’environ 500%, à la lumière de l’hyperinflation qui s’abat tant sur les produits alimentaires qu’agricoles et sanitaires.

 Pour essayer de remédier à la précarité de la situation économique et afin d’éviter un risque éventuel de pénurie, le ministre sortant de l’Économie et du Commerce, Raoul Nehmé, a, le 9 juillet 2020, proposé une liste de produits subventionnés par la Banque du Liban dans laquelle figurent 300 produits de différentes natures. Ceux-ci, dès lors, doivent être importés à un taux de change de 3 900 livres libanaises pour un dollar, contre un taux oscillant au marché noir autour de 9 000 livres libanaises que certains commerçants audacieux adoptent.

 

Sans scrupules, la commission chargée de dresser la liste en question n’y a inclus aucun produit d’hygiène féminine. Ironiquement, cette commission était exclusivement composée de sept hommes parmi lesquels figuraient l’ex Premier Ministre Hassane Diab et le gouverneur de la Banque Centrale du Liban Riad Salameh. 

 

Pourquoi n’y avoir pas inclus une femme au moins ? 

Pourquoi avoir laissé entre les mains de sept hommes le pouvoir de décider quels produits méritent réellement d’être subventionnés par la Banque du Liban ? 

Pourquoi est-ce que les rasoirs masculins sont considérés comme étant une nécessité tandis que serviettes hygiéniques, tampons, et lingettes intimes sont eux perçus comme étant un luxe ? 

 

Au lendemain de la publication de cette liste, la société civile et les défenseurs des droits de la femme ont levé leurs boucliers. Indignés face à la nonchalance des gouvernants ne jugeant pas nécessaire de prendre en compte les besoins hygiéniques féminins, plusieurs internautes ont décidé de s’adresser via Twitter au ministre sortant de l’Économie et du Commerce. Suite au tollé grandissant, celui-ci a tenté de se justifier en estimant avoir pris en considération les besoins des femmes. Afin de corroborer ses dires, tout en remuant le couteau dans la plaie, il sous-entendit dans un tweet qu’étant donné l’existence de Private, une marque libanaise du groupe Sanita, dont la fabrication des produits hygiéniques dépend de matières premières, étant elles incluses dans la liste des produits subventionnés, il n’était pas nécessaire de faire en sorte que des serviettes hygiéniques étrangères telles quelles fassent à leur tour partie du panier d’aides. 

Il jugea ainsi suffisant de reposer sur une marque libanaise pour venir en aide à celles dont les moyens ne permettent même plus d’entretenir leur propre hygiène. 

 

Il est alors clair que le Liban, en plus de faire face à une crise économique sans précédent et une crise sanitaire qui ne fait que prendre de l’ampleur avec une explosion des cas quotidiens de Covid-19, souffre désormais de period poverty ou précarité menstruelle. Celle-ci se définit comme étant « le manque d’accès aux protections menstruelles, pour des femmes n’ayant pas les moyens d’en acheter, ou pas suffisamment ». 

 

Il va sans dire que ce manque de protections périodiques a un impact néfaste direct sur la santé : certaines femmes sacrifient ainsi leurs réflexes élémentaires d’hygiène pour pouvoir subvenir en contrepartie à leurs besoins alimentaires et à ceux de leurs familles. 

C’est ainsi qu’une grande majorité d’entre elles, selon différents témoignages, serait en train d’utiliser du carton ou encore des feuilles de journaux froissées comme alternative au manque de serviettes hygiéniques. D’autres filles et femmes, elles, seraient en train de laver et de réutiliser des serviettes supposées être jetables. S’en suivent la plupart du temps irritations ou infections plus graves.

Ceci constitue un véritable enjeu de santé publique qui, s’il n’est pas obvié, aura de façon incontestée des séquelles sur la santé tant mentale que physique des femmes au Liban. 

 

De plus, le fait que le sujet des règles féminines demeure un tabou tant au Liban que dans les pays arabes environnants ne facilite pas les choses ; et c’est sans doute la raison pour laquelle l’État libanais -dont l’écrasante majorité des dirigeants est constituée d’hommes- ne met pas en place des actions pour lutter contre la précarité menstruelle. 

 

Heureusement, une pléthore d’associations et de particuliers ont décidé de prendre les choses en main et c’est par exemple le rôle que s’est arrogé Joona, start-up libanaise de cosmétiques, qui s’occupe depuis quelques mois de la distribution de kits de dignité. Ceux-ci comportent 3 paquets de serviettes hygiéniques (sachant qu’en moyenne, une femme a besoin d’un paquet au moins chaque mois), un savon, un chocolat et un message de solidarité et de motivation pour remonter le moral à celles dont l’honneur ne cesse d’être écrasé. La start-up puise surtout ses ressources dans les dons réalisés via son site internet.  

Aussi, il existe d’autres initiatives privées telle que Dawrati (en français, « mes règles ») : fondée par trois femmes, Dawrati est dédiée, par le biais d’autres ONG, à procurer aux femmes dans le besoin différents produits d’hygiène. Ses fondatrices reposent sur un système de collaborations avec d’autres parties concernées. Par exemple, Nana Arabia, marque d’hygiène féminine, a décidé de s’associer à elles et c’est ainsi qu’un don de deux millions de serviettes hygiéniques a pu être effectué. Le club Rotaract de Beyrouth Millenium s’est également engagé dans cette voie à leurs côtés, et a pu, en date du 9 septembre 2020, venir en aide à 500 femmes en difficulté. Dawrati tente, parallèlement à son action sur le terrain, de démythifier les règles féminines en publiant sur Instagram des informations y étant relatives. 

En outre, la communauté internationale, profondément émue par la catastrophe qui a secoué le Liban le 4 août dernier, tente elle aussi de soutenir les libanaises : des Réunionnaises et des Réunionnais se sont ainsi mobilisés pour la confection d’environ 300 serviettes hygiéniques en tissu, lavables et réutilisables. Celles-ci seraient l’une des alternatives aux serviettes jetables, plus populaires au Liban.  

 

Victimes de leur identité biologique, marginalisées par un système qui ne respecte pas leur dignité et ignorées par ceux qui se doivent pourtant de les protéger, les femmes démunies au Liban ont besoin d’être épaulées plus que jamais.

Vous comprendrez alors pourquoi dire que le Liban est aussi développé culturellement que certains d’États d’Europe est une aberration. 

Au XXIème siècle, imposer aux femmes de faire un choix entre leur santé et leur alimentation relève de l’absurde ; les priver de biens de première nécessité est une honte ; et leur ôter sciemment leur dignité est une hérésie.

Comment aspirer à un quelconque changement tant que la dignité de certaines est totalement ignorée ?

Comment s’attendre à ce que le pays dispense à ses ressortissants leurs droits élémentaires tant que ceux qui le gouvernent les bafouent à tort et à travers ?

Comment espérer que notre État devienne un havre de paix si la misogynie y est quasiment normalisée ?

 

Faisons avancer efficacement les choses en sensibilisant notre entourage, 

Luttons contre la précarité menstruelle aux côtés de ceux auxquels nous devons tant, 

Brisons les tabous autour des règles et de la santé sexuelle féminine.

  

« N’oubliez jamais qu’il suffira d’une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question. Ces droits ne sont jamais acquis. Vous devrez rester vigilantes votre vie durant. » Simone de Beauvoir.

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