Les politiciens libanais et l’éternel retour de Nietzsche
Analyse d’opinion de Nadim Choueiri, rédacteur
Mars 5, 2021
« L’Homme n’a point de port, le temps n’a point de rive ; - il coule et nous passons ». Nous passons, certes, et nous nous faisons aussi exploser de temps à autre, mais pas nos politiciens.
À ce stade, il devient inutile de ressasser encore une fois la complainte aujourd’hui reprise de tous, celle dénonçant l’histoire d’amour qui règne entre les politiciens libanais recyclés et leurs sièges respectifs, qu’ils soient au parlement, au gouvernement, au palais présidentiel ou dans leurs fiefs et duchés respectifs.
Toutefois, il serait intéressant de mêler à cela une notion philosophique : celle du temps, et plus précisément, de « l’éternel retour » que nous tenons de Nietzsche, pour tenter, par le biais de la philosophie, de comprendre et constater l’ampleur de notre situation politique actuelle. Ou du moins, de tenter d’ajouter un peu de sens à cette situation d’absurdité violente.
Le temps en trois concepts philosophiques
Commençons d’abord par évoquer la notion du temps en trois concepts majeurs que nous mettrons en lien avec la situation du Liban.
Il serait d’abord intéressant de noter l’idée de flèche du temps, qui signifie que le temps avance dans un sens : vers l’avant. De ce principe-là, nous tenons les trois concepts suivants :
Le premier concept est celui connu de tous, celui du flux, du changement incessant. Héraclite résumera ce concept en une phrase :
« On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve »
Autrement dit, tout est en perpétuel changement, comme l’eau d’un fleuve : les différents paramètres changent, ainsi que les mœurs, les sociétés et les lois de la nature. Rien ne demeure identique, rien n’est imperméable au flux du temps.
Le deuxième concept est celui de l’irréversibilité : tout est irréversible à cause du temps. Nous ne pouvons pas recréer un instant ou y revenir. Une fois qu’un instant est passé, il l’est définitivement. L’irréversibilité est une des conséquences de l’existence du temps.
Le troisième et dernier concept est celui de l’irrémédiable, ce qui veut dire que toute action porte ses conséquences, et une fois qu’une action est menée, il est impossible de l’effacer, encore moins ses conséquences.
Quant à notre situation politique au Liban, il serait plus ingénieux de la comparer à la thèse de Nietzsche, qui propose une autre alternative par rapport au temps en introduisant le concept de cercle du temps, et non pas flèche du temps, qui vient s’opposer aux trois concepts précédents.
Il s’agit du concept de l’éternel retour.
Le concept de l’éternel retour : appliqué à la lettre au Liban
Dans sa thèse de l’éternel retour, Nietzsche remplace le concept de flèche du temps par celui de cercle du temps, qui implique que tous les événements sont amenés à revenir, à se répéter. Ce concept peut être compris de deux façons différentes.
D’abord d’une manière non-radicale, modérée : chaque année, se répètent les anniversaires, les fêtes religieuses (ou pas), les saisons, etc. Nous retrouvons ici le concept de cercle du temps de Nietzsche, mais d’une manière, comme nous l’avons précisé, non-radicale.
Mais ce concept peut également être compris de façon radicale, comme pris à l’extrême : nous serions alors amenés à revivre, même après un grand nombre d’années, ce que nous avions vécu il y a longtemps, exactement de la même manière, une infinité de fois. Il s’agit de la thèse de l’éternel retour, du cercle du temps, mais prise à l’extrême.
Cette thèse annule le concept d’irréversibilité que nous avions mentionné auparavant, faisant que rien ne peut être irréversible parce que tout est amené à se répéter et à revenir.
Se répéter et revenir… Et revenir… Une phrase qu’on aura bien entendu dans l’histoire politique libanaise, mais aussi dans l’actualité politique libanaise, qui n’est au final que notre Histoire que l’on recycle, avec les mêmes protagonistes et, après l’explosion du 4 août, le même genre de faits.
Ainsi, au Liban, notre scène et actualité politiques actuelles ne seraient autres que l’illustration du concept de l’éternel retour, mis en place par Nietzsche, non pas de façon non-radicale, mais de façon radicale, hyperbolique, surtout quand il s’agit de l’explosion du 4 août. Ces moments durant lesquels tous les libanais ayant vécu la guerre ont revécu point par point, et étape par étape, ce qu’ils vivaient lors d’un bombardement ou d’un attentat au Liban.
En plus de cela, non seulement ces libanais ont revécu ce qu’ils vivaient pendant la guerre au Liban, mais revivaient cela dans un pays gouverné par les mêmes individus qui sont à l’origine des événements de la Guerre.
Il est difficile de ne pas y voir l’illustration parfaite de la théorie de Nietzsche. Ainsi, au Liban, il ne s’agit pas d’irréversibilité, ni de flèche du temps, mais plutôt de cercle du temps, et d’éternel retour, avec des politiciens qui ne font que revenir au pouvoir même après avoir démissionné sous pression populaire, ou d’autres qui n’ont même pas flanché sous cette pression.
Ce concept d’éternel retour de Nietzsche aura donc donné un nom à cette sensation que ressentent la majorité des libanais d’aujourd’hui, qui est celle de voir se répéter sans arrêt les mêmes situations.
La solution est loin d’être simple, c’est d’une révolution que nous avons besoin. Mais pas une révolution qui commence dans la rue et qui se termine dans la rue. Une révolution qui commence dans la rue et qui se termine au parlement.
Cela ferait des Libanais des révolutionnaires qui se joignent à la catégorie d’individus que Nietzsche surnomme « forts », « puissants », mus par ce que le philosophe appelle la libido dominandi, soit une énergie dominante qui conduit à l’auto-affirmation de la puissance.
Ce n’est que ce genre de révolution, qui a de quoi faire bouger les choses au parlement, qui ferait réellement avancer les choses. Et c’est un genre de révolution qui nécessite des individus tout comme Lamartine, cité au début de l’article, qui sont tant des intellectuels que des politiciens.