Les prisons libanaises ; foyer de l’humanité blessée

Une analyse d’opinion de Nour Lana Sophia Karam, auteur

Septembre 9, 2020

Remarque préliminaire : Cet article a été rédigé avant la catastrophe qui a frappé Beyrouth le 4 août 2020. Depuis, les conditions de vie au Liban vont de mal en pis. Les prisons, elles, ne font sûrement pas exception à la règle et leurs locaux -déjà pitoyables à l’origine- seraient désormais en partie impropres à l’habitation. En raison de la lourde crise économique qui s’abat sur le pays des Cèdres, ce sont surtout l’alimentation et l’hygiène des prisonniers qui sont aujourd’hui compromises, plus que jamais.

Nous disons souvent que le niveau de développement d’un État peut être directement déduit de l’état de ses prisons. Dans cette optique, il n’est pas anodin que le Liban soit presque perçu comme un État du tiers monde par les défenseurs des droits de l’Homme.

Dans un Liban aujourd’hui surchauffé par une crise sanitaire, une crise économique et une autre sécuritaire, le bien-être des prisonniers n’attire pas l’attention qu’il devrait revêtir. Ces derniers, derrière les lourdes grilles de leurs cellules, vivent entassés dans des conditions insalubres et délétères. 

 

Le système pénitentiaire libanais fait face à plusieurs défis dont le principal est celui de la surpopulation des prisons. En mai 2020, la population carcérale comptait près de 6 215 prisonniers ; alors que la capacité administrative effective de nos centres de détention sur l’ensemble du territoire est prévue pour 3 000 individus au maximum. Ceci étant dit, il est évident que les détenus souffrent des séquelles de cette mauvaise gestion : manque d’aération au sein des cellules, santés physique et mentale compromises, manque d’hygiène, malnutrition, faible accès aux soins nécessaires, contact limité avec le monde extérieur, mauvaise sécurité des détenus… Les prisonniers n’ont ainsi pas accès aux droits acquis et élémentaires que leur confèrent les textes nationaux et internationaux que le Liban se doit pourtant de respecter. Ils vivent à l’ombre de la dignité humaine. 

 

Théoriquement, les objectifs de la peine dans un État de droit sont au nombre de quatre. 

Le premier est la rétribution, ou, plus simplement, le fait d’être puni pour avoir violé la loi. 

Le second est la réhabilitation : en effet, lorsque l’on isole un individu en lui ôtant ce qu’il a de plus sacré -sa liberté- il faut faire en sorte qu’il ressorte de prison avec un état d’esprit différent de lorsqu’il y était entré et il faut également veiller à ce qu’il se situe loin de toute tentative de récidive à sa sortie. Pourtant, le taux d’incarcérés dans les prisons libanaises ayant accès à des travaux et des sessions de réhabilitation n’atteint pas 2% de la population carcérale, selon Raja Abi Nader, directeur des prisons depuis 2012 au ministère de la Justice.

Il convient aussi de préciser que l’écrasante majorité des prisonniers sont des hommes adultes lesquels passent oisivement leurs journées à dormir, souvent non par fatigue mais en raison des quantités de drogue -tant douce que dure- ingérées par eux. Non sans surprise, selon le témoignage d’un ancien prisonnier ayant passé neuf ans dans les geôles libanaises, « À l’intérieur de la prison de Roumieh, il y a plus de drogues qu’à l’extérieur ! ». 

Quant au troisième objectif de la peine, il concerne la dissuasion : une personne ayant enfreint la loi pénale devrait avoir un sentiment d’hésitation avant de commettre une autre infraction puisque s’en suivrait une nouvelle peine. Néanmoins, la force dissuasive de la peine au Liban est minime, voire inexistante. Dans l’absolu, le respect que possède un citoyen libanais vis-à-vis de la loi et des institutions étatiques plus généralement -telles les forces de l’ordre ou la magistrature- est en pleine érosion ; et pour cause, le laisser aller à la libanaise qui nous coûte tant depuis maintenant plusieurs années. Comment s’attendre à ce qu’une personne sortie de prison -ayant passé une partie de sa vie à l’écart du monde extérieur - respecte la Loi alors que ceux à même de le faire négligent ce devoir essentiel ? 

Il va sans dire que l’objectif ultime de la peine est de protéger la société : quelques personnes doivent à tout prix en être mises à l’écart et servir une peine d’emprisonnement afin de ne pas commettre de crimes à l’encontre de victimes additionnelles. Malheureusement, cette sécurité n’est souvent pas atteinte et est même court-circuitée par la corruption dominante dans tous les aspects de la vie libanaise : certains prisonniers bénéficient d’un pouvoir de décision considérable qui leur est accordé, à un tel point qu’ils avaient transformé certains gardiens de cellules en véritables complices, ces derniers ayant ainsi été concernés de près par la préparation d’un attentat à Tripoli depuis l’intérieur de la prison de Roumieh en 2015. Ce laisser-faire constitue une véritable bombe à retardement sécuritaire qui ne sera pas désamorcée de sitôt.

 

En ce qui concerne les catégories de personnes incarcérées, il convient de faire la différence entre les prévenus et les condamnés malgré le fait que ceux-ci se côtoient au sein des prisons, voire au sein même de cellules.

D’une part, les prévenus sont en détention provisoire et en attente de jugement, leur condamnation n’étant pas définitive. 

Selon les normes internationales, un État devrait avoir au maximum un taux de 30% de ses prisonniers en état de détention provisoire. Au Liban, la tendance est inversée et c’est ainsi que l’on se retrouve avec environ 60% de prisonniers en attente de jugement. Ceci constitue un manquement par le Liban à ses obligations internationales. 

De ce fait, et dans le cadre des mesures visant à endiguer la dissémination du coronavirus, les autorités libanaises ont fait un effort au niveau des mises en liberté de cette catégorie de personnes. Avec la collaboration du Conseil Supérieur de la Magistrature (CSM) et de l’ordre des avocats de Beyrouth et de celui de Tripoli, la ministre sortante de la Justice Marie-Claude Najm a lutté pour l’allègement des procédures : ainsi, il est désormais possible de présenter une demande de libération sous caution par téléphone ; et les juges d’instruction ont même la possibilité d’utiliser des logiciels de visioconférence tel que Zoom afin de tenir leurs audiences. C’est ainsi qu’entre le début du mois de mars et le mois de mai 2020, 700 libérations effectives ont été décidées.

 

D’autre part, les condamnés, eux, sont les individus ayant fait l’objet d’une décision judiciaire définitive leur infligeant une peine qu’ils se doivent d’exécuter. En ce qui les concerne dans le cadre de la pandémie du coronavirus, il est plus difficile de les sortir de prison en raison du principe de la souveraineté de la justice et de celui de l’autorité de la chose jugée. C’est pourquoi un grand débat a animé -surtout durant les mois de mai et de juin- notre société : celui de la grâce présidentielle et de l’amnistie. 

L’amnistie est une loi générale votée par le parlement qui efface une série de crimes pendant une période déterminée. La grâce, elle, est issue d’un décret spécial qui ressort des prérogatives constitutionnelles accordées uniquement au président de la République. Elle touche à l’individu en tant que tel, et est par conséquent nominale. Le ministère de la Justice a travaillé sur celle-ci et une liste de critères spécifiques a ainsi été posée afin de proposer les noms de condamnés les remplissant afin de pouvoir les libérer. Parmi ces critères, nous avons celui de l’âge (une liste des condamnés de plus de 75 ans a ainsi été établie) ainsi que celui des maladies qui atteignent certains condamnés : d’après les recommandations de l’ONU et de l’OMS plus spécifiquement, il y aurait une liste de maladies chroniques -respiratoires par exemple- qui constitueraient un risque de mortalité plus grand en cas de contamination par le coronavirus. Il convient de préciser qu’une liste de 120 noms a été déférée au mois de mai au palais présidentiel ; et que jusqu’à aujourd’hui, le président de la République ne s’est pas prononcé. Il est du pouvoir discrétionnaire de ce dernier d’accepter, de refuser ou de choisir les condamnés qu’il veut gracier. 

 

Aussi, afin de prévenir autant que possible la propagation du coronavirus, les cas d’arrestation ont été limités au maximum par les ministères publics. De plus, en ce qui concerne les visites familiales, celles-ci ont été limitées à une seule personne dans une première phase. Cette initiative a été inefficace en raison des attroupements considérables de personnes à l’entrée des prisons, présentant sans conteste un risque de contamination entre les parents eux-mêmes ; voire entre parents et officiers. 

C’est pour cette raison que les visites ont plus tard été totalement interdites, décision non sans dégât moral sur l’état des prisonniers. 

 

Pour Amnesty International, « les autorités libanaises doivent [également ; N.D.R] libérer les prisonnières et prisonniers ayant fini de purger leur peine, ou purgeant une condamnation ou détenus pour des inculpations qui ne sont pas des infractions reconnues par le droit international. ». Effectivement, le système carcéral libanais accueille également des personnes privées de leur liberté alors qu’elles ont déjà purgé leur peine : ces individus en dépassement se transforment alors en véritables otages du système. 

L’ONG internationale de défense des droits de l’Homme invite également les autorités libanaises à « adopter des mesures non privatives de liberté pour les personnes incarcérées dans l’attente de leur procès et celles qui sont particulièrement vulnérables en raison de leur âge ou d’une pathologie préexistante. ».  À titre d’exemple, nous citons les libérations conditionnelles sous caution qui présentent une alternative moins extrême que l’emprisonnement.

 

En octobre 2012, dans le cadre d’un projet financé par l’Union Européenne pour le développement de la justice criminelle au Liban, l’ancien ministre de la Justice Chakib Cortbawi inaugura une séance de discussions au sujet des conditions des incarcérés dans les prisons libanaises. Ce dernier définissait ce sujet comme prioritaire au sein du gouvernement. 

Près de huit ans plus tard, la situation va de mal en pis, et il aura fallu qu’une pandémie ravage le monde entier pour que les autorités concernées se réveillent de leur léthargie latente et essaient de prendre les choses en main en commençant par remédier en surface au problème de la surpopulation des prisons dont l’excès demeure tout de même d’environ 220%. 

 

Sans responsabilité collective, il n’y aura pas de volonté de faire avancer les choses dans le bon sens.

Sans efforts étatiques, il n’y aura pas de changement plausible.

Sans lutte pour les droits élémentaires des prisonniers, le Liban demeurera gangréné par l’injustice.

 

C’est lorsque ses geôles ne seront plus dans un état piteux et dégradant que le Liban se dirigera dans la voie d’un véritable État de droit.

C’est lorsqu’il traitera ses prisonniers comme de véritables êtres humains que la paix sociale règnera. 

 

«Il ne peut pas y avoir de paix sans justice et respect des droits humains.»

Irène Khan

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