Charif Majdalani et Beyrouth : état des lieux
Nadim Choueiri, rédacteur
Janvier 13, 2021
Charif Majdalani est un auteur Libanais né à Beyrouth en 1960. Il représente souvent le Liban, et certains aspects du Liban dans ses livres, comme dans Histoire de la Grande Maison (2006), ou Villa des Femmes (2015). Plusieurs de ses livres ont remporté divers prix littéraires, comme le prix « Jean Giono », en 2015, pour Villa des Femmes, ou encore le « Prix Femina – Prix spécial du Jury », pour Beyrouth 2020 : Journal d’un effondrement. Charif Majdalani est aujourd’hui professeur à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth.
Quelles sont les raisons qui vous ont poussé non pas seulement à écrire, mais surtout à publier ce journal qui relate,comme l’indique le titre, l’effondrement de Beyrouth et du Liban ?
J’ai toujours été très intéressé par le rapport entre les événements tant politiques qu’historiques, et le quotidien des gens qui est forcément affecté par ces événements. Or, nous avons vécu durant toute l’année dernière dans une situation qui était assez surréaliste, notre vie quotidienne était affectée par le dérèglement général du monde, et par celui qui touchait le Liban. Je me suis donc dit que j’allais raconter des histoires, des anecdotes pour relater les événements de cette vie quotidienne souvent risible : la mienne, celle des gens… Au début j’imaginais la raconter à partir d’un personnage fictif, puis j’ai réalisé qu’il n’y avait rien de fictif dans ce que je racontais, et il m’a paru beaucoup plus intéressant de rapporter cela directement, à partir de ma propre expérience, et j’ai donc eu l’idée du journal.
Ce journal est-il pour vous une forme de résistance qui a pour but de changer les choses ? Ou est-il plutôt comme un dernier recours face à l’effondrement, comme un outil thérapeutique pour vous-même ?
Le texte est d’abord forcément un témoignage, je pense que la situation d’aujourd’hui est tellement invraisemblable qu’un témoignage à vif était très nécessaire, surtout en ce qui concerne l’explosion et tout ce qui a immédiatement suivi. Mais je ne crois pas que cela contribuera à changer les choses directement : je ne pense pas que la littérature ait immédiatement prise sur la décision des gens de descendre dans la rue. Je pense qu’elle est essentiellement destinée à interpréter le réel après l’avoir exposé, et donc à donner du sens au monde et à notre place dans le monde. Cela dit, bien sûr, ce que nous sommes amenés à décrire et à raconter peut pousser un lecteur à comprendre et à prendre conscience ; et en prenant conscience, à agir. L’impact secondaire d’un texte littéraire peut être la prise de conscience, qui elle, entraîne la possibilité de l’action.
Si vous deviez remplacer le terme effondrement par un autre, lequel serait-il ?
Désastre. Il y avait l’effondrement économique, et bien d’autres choses qui s’effondraient aussi, mais après l’explosion du 4 août, cela a pris une autre tournure, plus proche du désastre. Comme s’il y avait eu accélération, comme s’il fallait que tout ce qui était en tain de s’effondrer progressivement parte d’un seul coup.
Dans un schéma narratif, l’explosion du 4 août représenterait-elle l’élément modificateur à votre avis, ou y en aurait-il plusieurs autres ? Et si oui, en sommes-nous à l’élément de résolution aujourd’hui, 5 mois plus tard, jour pour jour ?
Donner une fonction littéraire à l’explosion serait pour moi comme l’instrumentaliser, ce qui est éthiquement impossible à faire, et que je ne fais en aucun cas. Cela dit, pendant l’écriture du journal et avant l’explosion, j’avais prévu une fin en quelque sorte lente, en osmose avec la lenteur insupportable et la déliquescence de tout autour de nous. Quand l’explosion a eu lieu, je me suis demandé si j’allais pouvoir en parler : cela semblait impossible. Mais il aurait été insensé de ne pas le faire, de ne pas témoigner de ce moment terrifiant. L’explosion a donc donné une dramatisation extrême à l’effondrement, et a donc amené la dramatisation du journal lui-même. Quant à la résolution, je pense que nous en sommes bien loin.
Nous associons souvent l’image du phénix à Beyrouth. Trouvez-vous en cette association quelque chose de positif, qui fait du bien au Liban, ou plutôt un aspect négatif, et sisyphéen qui nuit au Liban, le condamnant à cette image de destruction et reconstruction permanente ?
Je ne supporte plus, et je pense que plus personne aujourd’hui ne supporte cette image du phénix, ou l’évocation de la résilience, qui lui est proche. Nous nous sommes trop gargarisés avec ces expressions, nous avons été complaisants enversnous-mêmes en pensant que nous étions capables de renaître après chaque coup, que nous étions résilients. Aujourd’hui, il faut arrêter avec cela. J’ai toujours pensé que cette fameuse résilience, qui est aussi déclinée sous la forme de l’image du phénix, était de notre part une façon de tout accepter, de laisser une classe politique corrompue s’installer et confisquer l’État, simplement parce que nous avions une sorte de qualité de vie que l’on ne trouve pas ailleurs, mais qui est elle aussi alimentée par notre aveuglement. Si nos parents dès le début, depuis la création de l’État libanais ; puis nous - nouvelle génération - dès la fin de la guerre, nous avions refusé les faits accomplis, la confessionnalisation du système politique, l’installation des castes gouvernantes successives, tout ne se serait pas effondré à chaque secousse, et nous n’aurions pas eu besoin de reconstruire sans arrêt.
À quelle autre figure mythologique associeriez-vous le Liban d’aujourd’hui ?
Aucune ! Je refuse de l’associer à quoi que ce soit de mythologique ! Notre problème est que nous avons toujours vécu dans les mythes, l’idéalisation de nous-mêmes et de ce pays. Il ne faut plus faire cela. Il faut vivre dans le réel, dans la construction d’un monde tangible, d’une démocratie au jour le jour, à force d’efforts et de combats dans la réalité.
Pourquoi à votre avis n’y a-t-il pas aujourd’hui de révolution à proprement parler, malgré tout ce que nous avons traversé en 2020 ? Le peuple serait-il épuisé de s’investir pour le pays, seulement pour retourner à la case départ quelques injustices plus tard ?
Je pense que c’est essentiellement parce qu’il n’y a pas eu de propositions réelles et de programme politique alternatif autour desquels les gens auraient pu effectivement se réunir, savoir pourquoi ils étaient en train de manifester, et où allaient leurs revendications. Nous n’avons hélas eu ni un programme, ni des gens capables de le défendre. Tout ce que nous avons fait consistait à reconduire sans arrêt, semaine après semaine, la réaction spontanée que nous avions eu les premiers jours, c’est-à-dire de descendre dans la rue. Mais sur le long terme, cela n’a rien produit, parce qu’après chaque manifestation, c’était terminé, chacun rentrait chez soi: nous avons fini par faire du surplace. Certes nous avons beaucoup réfléchi, et passé beaucoup de temps dans la rue à nous réunir pour parler et nous défouler, mais au bout d’un moment, il faut quand même proposer quelque chose, trouver d’autres modalités d’action, afin d’aller de l’avant. Ne pas le faire nous a mis dans d’impasse, ce qui a permis à la caste politique de tenir.
Donc ce qui manquait était une sorte de « méthode » ?
Je pense plutôt que nous avons manqué d’alternatives aux modes d’actions des premiers temps, de formes de pressions nouvelles par rapport à ce qui s’est passé au début. Les grosses manifestations sont nécessaires, une fois, deux fois, dix fois, mais après il faut forcément autre chose, et il faut concrétiser les acquis. Les concrétiser par quelque chose qui soit fructueux, et créatif. Nous avons eu beaucoup d’imagination et de créativité dans les tags, dans les slogans, mais moins dans les modes d’action. Et à côté de cela, aucune proposition tangible, aucun programme de rechange, mais seulement des slogans. Ou alors des idées très clairsemées, et trop de monde pour défendre trop d’idées sans organisation.
Cela va-t-il perpétuer le cycle de destruction/reconstruction, surtout avec une classe politique qui n’a pas bougé, même après l’explosion ?
Je ne sais pas, et personne ne peut savoir ce qui va se passer. Les projections d’avenir me laissent toujours assez sceptique…Je pense qu’il est impossible de se projeter dans l’avenir parce que l’imprévisibilité est la part le plus forte dans ce qui se produit. En revanche, ce qu’il faut aujourd’hui, c’est travailler sur des programmes politiques sérieux, les présenter aux gens, les discuter et les défendre, et aller avec vers des élections législatives. Si cela se fait, si les gens au pouvoir laissent arriver les élections, il y a de fortes chances que nous ayons, par exemple trente députés d’opposition, ce qui n’est pas beaucoup, mais ce qui serait un excellent début, ce qui empêchera par exemple l’élection d’un président de la République comme celui que nous avons aujourd’hui, et d’autres dérives. Petit à petit, ce noyau d’opposition pourra grossir, et c’est lui qui permettra un changement institutionnel. J’ai vu comme un très bon augure ce qui s’est passé dans les universités, quand les étudiants ont voté pour les listes d’opposition, cela est très encourageant. Comme ce sont les jeunes qui vont beaucoup voter aux prochaines élections nationales, nous pouvons imaginer qu’ils contribueront à apporter le changement par les voies constitutionnelles – à défaut de l’avoir apporté par la rue.
Le domaine de la culture au Liban : comment le trouvez-vous ? Comment l’améliorer ?
La culture est sans doute le domaine qui survivait encore au milieu de la déliquescence générale et de l’effondrement. Elle continuait à représenter l’âme et l’esprit libanais : nous avions encore des artistes, des créateurs, des designers, des expositions, des créations théâtrales, malgré la crise. Or tout cela se passait essentiellement dans les régions de Gemmayzé et Mar Mikhael, qui ont été complètement détruites par l’explosion du 4 août. Comme par une méchanceté incompréhensible, c’est précisément ce qui restait encore vivant au Liban,- sa culture -, qui a été balayé en cinq secondes. Mais je sais que tout cela va reprendre, c’est le domaine le plus vivant du Liban, et c’est ce qui sauvera encore le pays.
Avons-nous atteint le fond aujourd’hui, par rapport par exemple à la Guerre civile ?
Oui… Jusqu’au 4 août, nous pensions que nous avions atteint le fond, mais l’explosion a montré à quel point nous avions encore de la marge. J’espère que nous n’irons pas plus loin, plus bas. Mais en tout cas, nous sommes certainement au plus bas de notre Histoire. Cent ans après la création de l’État Libanais, ce pays n’a pas seulement atteint un niveau de déliquescence, de corruption, et de destruction jamais vus auparavant, mais aussi un niveau de découragement et d’effondrement moral de la population. C’est un triste bilan.
Ce journal s’est-il arrêté le 19 août, ou poursuivez-vous son écriture aujourd’hui, en 2021 ?
L’explosion - ce par quoi se termine ce journal- a rendu difficile une quelconque suite, en tout cas sur le même ton, et sur le même mode. En revanche, je réutiliserai peut-être cette forme du fragment, qui est un peu la base du livre, mais pour autre chose, dans un autre cadre.